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visage et altéraient cette jeune santé. On lui avait laissé entrevoir qu’on ne s’opposerait pas à son départ pour la France, malgré le préjudice qu’en devait souffrir la maison, car toutes les belles dames de Londres avaient pris en affection la jeune fille, si belle, qui semblait oublier sa beauté. Eugénie répondait toujours que son mal n’était qu’une langueur causée par le climat et qu’elle dominerait bientôt. Un jour arriva cependant où, ne pouvant plus supporter l’incertitude qui la déchirait, elle se décida à s’assurer elle-même de l’absence d’Arthur : elle prétexta le besoin de marcher un peu pour sa santé, prit une jeune Anglaise, qui parlait français, pour la guider et lui servir d’interprète, et se fit conduire par elle chez lord Ludney. La jeune Anglaise, arrivée à la porte de l’hôtel, refusa d’y entrer, et Eugénie seule fut introduite. Après une assez longue attente, on la fit passer dans un salon, où elle vit un vieillard à l’air sévère, à côté duquel se trouvait un homme de quarante ans à peu près, qui la lorgna d’un air encore plus étonné qu’impertinent. Elle s’adressa à lord Ludney, qui lui répondit :

« — I do not understand french.

— Monsieur vous dit qu’il n’entend pas le français, fit aussitôt l’étranger avec empressement ; je vais lui transmettre votre question. »

Il répéta à lord Ludney les paroles d’Eugénie, qui s’informait si Arthur était en Angleterre. Le vieillard se retourna et s’écria :

« — Who is she ?

— Il me demande qui vous êtes, Mademoiselle, dit le dandy en adoucissant la question du vieux lord par le ton qu’il y mit.

— Je suis Française, Monsieur, et je m’appelle Eugénie. »

À ce nom que le vieillard comprit sans doute, il se leva en s’écriant et en menaçant la pauvre fille. Quoiqu’elle ne devinât qu’à son geste les injures dont elle était l’objet, elle se retira épouvantée vers l’inconnu qui cherchait à calmer le vieillard et qui pouvait du moins entendre la malheureuse. Ce fut en se jetant presque dans ses bras qu’elle s’écria :

« — Ah ! je suis innocente, Monsieur, je suis innocente ! »

La colère de lord Ludney croissait de moment en moment.

« — Calmez-vous, dit l’inconnu à Eugénie, il croit que c’est vous qui avez empêché depuis trois mois son fils de revenir.

— Mais il y a trois mois que je suis à Londres, » répondit-elle.

L’étranger répéta ces mots au vieux lord, et, pendant qu’il lui parlait, Eugénie crut entendre qu’il prononçait un nom qui lui était connu, celui de Thérèse. Lord Ludney se calma doucement, il regarda la jeune fille d’un air moins courroucé, et, après quelques paroles prononcées, il quitta le salon.