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pas un mois que madame Bénard était à Londres, que tout ce qu’il y avait de fastueux libertins se disputaient entre eux à qui aurait les belles Françaises. Les paris étaient ouverts, et les propositions arrivaient de tous les côtés. Madame Bénard, qui voulait en épargner la tentation à celles qui auraient pu y succomber, et l’injure à celles qui s’en seraient trouvées justement offensées ; madame Bénard, soit vertu, soit calcul d’une bonne commerçante, sut empêcher toutes les tentatives de pénétrer dans le parloir où elle renfermait ses ouvrières et où les ladies entraient seules. Mais avec les ladies entrait madame Firet, et madame Firet avait juré de donner Eugénie à lord Stive, qui avait aperçu un jour la belle Française à Argile-Room.

Ne crois pas que ce fut le besoin des distractions ou l’amour du plaisir qui conduisit Eugénie à ce théâtre, alors exploité par des acteurs français sous le patronage des plus hautes notabilités de Londres, et dans lequel on n’était admis que par invitation. Mais la fureur des modes françaises était si puissante, que telle duchesse qui n’eût pas permis qu’on admît dans le théâtre un gentleman d’un rang douteux, employait tout son crédit pour faire inviter madame Bénard la marchande, sur sa promesse de lui donner les modes de Paris quarante-huit heures avant qui que ce fût. Madame Bénard choisissait d’ordinaire, pour se faire accompagner, les jeunes filles les plus distinguées de son magasin, et les habillait avec une recherche qui fît, pour ainsi dire, montre de l’élégance de son goût. Eugénie, belle et charmante, parant toute parure de sa beauté, était toujours préférée, et, malgré sa résistance, madame Bénard avait fini par l’obliger à la suivre. C’est ainsi que lord Stive avait vu Eugénie. Cependant il y avait à peu près deux mois que la pauvre fille était à Londres ; elle avait envoyé plusieurs fois chez lord Ludney pour savoir si son fils était arrivé, mais on lui avait toujours fait répondre qu’il était encore en France.

La folle espérance à laquelle la malheureuse s’était rattachée s’en allait donc de jour en jour, et sa tristesse habituelle se changeait en un morne abattement, lorsqu’un soir madame Firet s’approcha d’elle et lui demanda si elle avait jamais remarqué une danseuse assez médiocre qui venait quelquefois faire des emplettes dans le magasin. Eugénie lui répondit qu’elle se la rappelait. Alors voilà madame Firet qui lui raconte avec de grands étonnements, à propos de la figure et de la tournure de la danseuse, l’immense bonne fortune qui vient de lui arriver. Des grands seigneurs, tous riches à millions, se l’étaient disputée, et enfin elle appartenait à un lord qui lui donnait des chevaux, des valets, une maison. Eu-