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— Petiot ! Mathieu ! reste ici, enragé ! criait le vieillard en se démenant.

Point de réponse. Un effroi singulier s’empara de Luizzi, qui s’avança vers l’endroit où avait disparu l’enfant. Henri le suivit et l’arrêta à dix ou douze pas de Bruno, qui continuait à appeler Mathieu.

— Ce petit garçon est au diable, dit le lieutenant ; vous avez bien vu les genêts continuer à s’agiter dans la direction qu’il a prise.

Comme Luizzi allait faire part à Henri de ses craintes, ils entendirent un coup sourd et un cri affreux. Ils se retournèrent. Le père Bruno était encore debout, se dressant sur la pointe des pieds, les bras étendus ; son visage se tordait dans d’horribles convulsions ; ils coururent vers lui ; mais, avant qu’ils fussent arrivés, le vieillard s’abattit la face contre terre, les bras en avant, et ils virent qu’un coup épouvantable, frappé par derrière, lui avait brisé le crâne. Henri et Luizzi se regardèrent d’un commun mouvement d’épouvante, puis ils portèrent autour d’eux un regard effaré. Tout était tranquille, rien ne bougeait, et ils n’entendirent que les appels incessants des soldats qui se rapprochaient de plus en plus. Il s’en fallait que Luizzi fût un lâche, et Henri passait pour un brave soldat ; mais la pâleur livide répandue sur leurs visages montrait cependant la profonde terreur dont ils étaient saisis. Luizzi essaya d’articuler quelques paroles ; mais ses lèvres s’agitèrent vainement, la voix lui resta dans la gorge comme refoulée par un poids invincible. Ils étaient en face l’un de l’autre, immobiles, glacés. Un léger bruit se fit entendre. Ils se retournèrent soudainement et s’appuyèrent dos à dos l’un contre l’autre, comme pour faire face au danger qui pouvait les menacer. Ils restèrent ainsi près d’une minute, et ce ne fut qu’au bout de ce temps qu’ils s’aperçurent que le bruit venait des dernières convulsions de Bruno qui s’agitait dans les étreintes de l’agonie. Un même mouvement de pitié les fit se baisser pour lui porter secours ; un même mouvement de terreur les fit se redresser pour regarder autour d’eux. Rien ne bougeait, et ils se serrèrent encore plus près l’un contre l’autre. Cependant cet effroi immobile sembla se rompre tout à coup, et, après les avoir tenus comme anéantis, il s’échappa en cris et en mouvements désordonnés. Luizzi tira son mouchoir, et, l’agitant au-dessus des genêts, il se mit à crier d’une voix perçante, mais épouvantée :

— Par ici ! par ici ! par ici !

Et presque aussitôt Henri se mit à pousser les mêmes cris. L’agitation de leur effroi fut peut-être plus puissante que son immobilité ;