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apprendre cependant que Dieu tiendrait compte de leurs douleurs à ceux qui avaient payé à la grande expiation plus qu’ils ne lui devaient de souffrance : c’est pour cela que ceux qui croient sont si forts. Mais Eugénie ne croyait plus, à l’heure de malheur où elle était arrivée, ou plutôt elle doutait ; elle était sur le penchant de l’abîme où je règne, et il ne fallait plus qu’une secousse pour l’y faire tomber. Cette secousse arriva. Avant de te raconter cet extrême effort du mal, il faut que je te dise quelles étaient les personnes avec qui Eugénie était partie.

Le riche marchand qui avait entrepris d’élever à Londres une maison de modes françaises, c’est-à-dire le commerce de tout ce qui peut parer une femme, ce marchand s’appelait Legalet. Il avait à Paris un riche établissement dont il confiait la direction à sa femme et à sa fille Sylvie ; et il éleva celui de Londres, qu’il fit diriger par sa sœur, madame Bénard. Maintenant que les noms sont établis, je continue mon récit, car l’heure se passe, mon maître ; la nuit avance, et la circonstance où tu te trouves est trop solennelle pour que tu ne doives pas tout savoir. Cette madame Bénard était la veuve du chef d’orchestre d’un de vos plus grands théâtres, et, avant son mariage, elle avait eu l’occasion de connaître un grand nombre d’acteurs et d’actrices. À peine arrivée à Londres, elle retrouva quelques-unes de ses anciennes liaisons, et il s’opéra dans sa maison un singulier mélange de quelques négociants français qui s’étaient établis à Londres et des actrices qui s’y trouvaient par hasard. Entre celles-ci il y en avait une déjà vieille par la débauche, auprès de laquelle madame Béru, vendant sa fille à l’association des douze, était une vertu de premier ordre. Madame Firet avait été nommée par ses camarades elles-mêmes le vice sur deux jambes. Elle se fit présenter chez madame Bénard en lui procurant la fourniture des plus élégantes actrices de Londres : elle fut bientôt comme de sa maison. À ce moment, c’était au commencement de 1815, un chapeau français, une robe française, un fichu français, se payaient des prix désordonnés ; c’était le plus haut degré de luxe possible pour les femmes. Les hommes avaient cherché la mode du même côté, et une maîtresse française était pour un dandy tout ce qu’il y avait de plus fashionable. Les chevaux de course et les grooms n’étaient plus qu’en seconde ligne. Toutes les premières venues avaient été enlevées à un prix fou, et la rage était telle que le cours montait de jour en jour. Madame Firet savait tout cela, et, lorsqu’elle sut l’arrivée de madame Bénard avec une suite de jeunes et jolies filles, elle comprit qu’il y avait là quelque bon droit de commission à gagner. Il n’y avait