Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/157

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Ne te mêle pas de ça, Bruno, dit Bertrand ; tu ne t’en es déjà que trop mêlé.

— Et je m’en mêlerai tant que je voudrai, entends-tu, Bertrand ? repartit l’aveugle d’un ton irrité. Penses-tu me faire peur avec ta grosse voix ? je l’ai entendue trembler et prier, Bertrand !

— Tais-toi, dit le chouan en tournant son farouche regard vers l’aveugle, tais-toi ! tu t’attireras quelque malheur.

— Et si je ne veux pas me taire, et si je veux dire ce que tu as fait Bertrand, ne me force pas à parler…

— Je t’en empêcherai bien reprit le chouan en armant son fusil.

— Ne touchez pas le bonhomme, s’écrièrent les autres chouans ; c’est assez de Jacques.

Le chef s’avança en relevant son fusil avec colère, et Bruno lui dit d’un ton impératif :

— Viens ici, Bertrand, viens ici.

Bertrand obéit et suivit le vieillard à quelques pas de Luizzi. Les chouans se retirèrent en dehors de l’arche du pont ; mais, l’ellipse de la voûte servant de conducteur aux paroles de Bruno, le baron put les entendre comme s’il eût été à côté de l’aveugle. Il disait à Bertrand :

— As-tu oublié l’attaque d’Andouillé ? as-tu oublié que Balatru notre chef, y fut tué d’une balle entre les deux épaules, quoiqu’il marchât le premier devant nous ? Il n’y a que moi, qui étais à côté de toi, qui sache qui a tiré cette balle. Veux-tu que je le dise tout haut ?

— Balatru nous trahissait, dit Bertrand en baissant la tête.

— Tu étais l’amant de la femme à Balatru et tu l’as épousée, voilà tout.

— Eh bien ! après ? repartit Bertrand dont la main se crispait de colère.

— Après ? quand je t’ai menacé de te dénoncer aux chefs tu m’as prié à genoux sur la terre et tu m’as dit : « Ne me trahis pas ; si tu me demandes jamais la vie ou la mort d’un homme, je le sauverai ou je le tuerai à ton plaisir. »

— Est-ce que tu me demandes la vie de cet officier ?

— Ça d’abord, puis autre chose. C’est Petithomme qui a tiré sur Jacques.

— Qui te l’a dit ?

— Est-ce que ce n’est pas lui ? Mathieu l’a vu.

— Oui, c’est lui.

— Je ne veux pas qu’il puisse recommencer. Tu sais qu’il a dû épouser Marianne ; il a tenté cette nuit de faire ce que tu as fait autrefois, et…

— C’est bon, dit Bertrand, je t’en réponds. D’ailleurs, c’est un failli gars dont je me méfie ; c’est la moindre des choses… Mais pour l’officier, je ne le peux pas.

— Tu le peux, si tu le veux…

Comme ils allaient continuer, ou entendit un petit bruit au sommet du ravin, et un chouan descendit en se laissant glisser à travers les ronces et en disant à voix basse :

— Hé ! les gars ! voilà les culottes rouges !

— Où ça ? fit Bertrand.

— À la lisière du grand bois.

— C’est bon, répondit le chef, tenez-vous en repos, et remontez là-haut.

Puis, se tournant vers