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fille. — Pauvre fille, soit ! repartit Satan ; garde-lui encore ce nom, car votre langue n’en a pas d’autre pour la désigner jusqu’à ce que vienne le moment où, après l’avoir appelée pauvre enfant et pauvre fille, je l’appellerai pauvre femme et pauvre mère. Écoute donc.

Eugénie était arrivée en Angleterre. De même qu’il y a des malheurs si rapides qu’on ne peut les voir dans tous leurs détails, de même il y en a de si profonds qu’on ne peut mesurer les petites douleurs qui s’agitent au fond. Ainsi je ne saurais te faire comprendre que, dans la triste position d’Eugénie, il y eut mille cruelles circonstances qui vinrent encore la blesser. Je ne suis pas de ceux qui pensent que c’est le privilége des grandes infortunes de ne pas souffrir des petites contrariétés. Napoléon, sur son rocher de Sainte-Hélène, souffrait de l’insolence d’un sergent anglais qui ne le saluait pas ou d’un manquement au service de sa table. C’est que tous ces petits événements sont des échos qui vous renvoient plus ou moins fort le cri de votre désespoir et en frappent incessamment votre oreille. Ainsi le voyage d’Eugénie abandonnée seule dans une voiture publique, la grossièreté des douaniers anglais, la curiosité brutale du peuple au passage d’une Française, tout cela lui disait à chaque moment : « Tu as fui la France, tu as fui ta mère, tu as fui la vie de ta jeunesse, parce qu’il s’est trouvé sur ta route un misérable qui t’a violemment poussée vers une autre. » Il est des existences fatalement vouées au crime et d’autres au malheur. Vous en accusez Dieu sans vous apercevoir que tout le secret de ce que vous appelez des inégalités révoltantes est écrit dans une page de vos livres saints que vous n’avez jamais comprise. Toute la race humaine a méconnu l’ordre du Seigneur dans la faute du premier homme, et toute la race humaine a été condamnée à accomplir l’expiation de cette faute ; mais Dieu n’a pas choisi les victimes, Dieu n’est pas injuste, Dieu a dit seulement à l’humanité tout entière : « Tu souffriras et tu espéreras. » Mais de même qu’il y a dans votre vie sociale de la place pour tous les hommes, du labeur pour tous les hommes et des moissons pour tous les hommes, et que cependant il y a des hommes qui prennent tout le repos et toutes les moissons, et qui laissent tout le labeur à d’autres ; ainsi il y a pour l’humanité de la douleur pour tous et de la joie pour tous, et il y a aussi des riches qui prennent toutes les joies, et des pauvres à qui ils laissent toute la douleur. La faute de ce mauvais partage social appartient aux lois politiques que vous avez faites ; la faute de ce mauvais partage humain appartient aux lois de morale que vous avez faites. Dieu n’y a pas touché, et la mission du Christ n’a pas eu d’autre but que de vous