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Luizzi et sa sœur s’en approchèrent et virent Jacques qui s’était assis sur son séant.

— Écoutez, continua-t-il, je veux bien laisser partir mon père et mon fils, puisqu’il s’agit de l’honneur de la sœur Angélique. Quand ma pauvre petite fille qui dort ici à côté a manqué mourir de la petite vérole, la sœur Angélique est venue chez nous sans craindre la contagion ; elle a passé les nuits et les jours près du lit de mon enfant, et l’a sauvée. Pour la vie de celle-là qu’elle m’a gardée, je peux bien risquer la vie d’un autre ; Mathieu vous suivra donc. Quant à vous, mon père, vous savez ce que vous faites, et je n’ai rien à dire contre votre volonté. Mais il me faut votre parole d’honneur, Monsieur, que vous ne profiterez de ce que vous allez voir que pour vous-même. Il faut que vous me juriez devant Dieu que vous ne direz à personne la retraite de Bertrand, et que, si les chefs des troupes qui occupent le pays apprenaient que vous avez pénétré jusqu’à l’endroit où se cachent les chouans, vous ne leur donnerez pas de renseignements qui pourraient les y conduire.

— Je vous donne cette parole, reprit le baron, quoique je m’étonne que vous me la demandiez, vous qui avez été la victime de ces misérables.

— C’est un compte à régler entre Bertrand et moi, dit Jacques. C’est du sang qu’il me redoit et que je ne veux pas qu’il paye à d’autres. Maintenant, allez faire vos affaires ; je ferai les miennes quand il en sera temps.

Un moment après, le petit Mathieu était prêt. Il fut convenu que Caroline attendrait chez Bertrand le retour de Luizzi. Le baron partit, accompagné du jeune gars et du vieil aveugle. Tant que dura la nuit, qui était sur le point de finir, leur marche fut silencieuse. C’étaient toujours des chemins creux et effondrés qu’il fallait longer en suivant partout des haies épaisses. Dès que le jour commença à poindre, ils rencontrèrent des paysans qui s’en allaient travailler la terre ; puis le mouvement devint plus actif, et ils virent les chemins se couvrir des étroites charrettes du pays avec leurs immenses attelages qui consistaient pour le moins en trois paires de bœufs et quatre chevaux retenus par des traits d’une immense longueur. D’une part, le déplorable état des routes nécessite l’emploi de ces forces considérables pour transporter les moindres charges et arracher les chariots aux fondrières dans lesquelles ils s’embourbent ; d’une autre part, les paysans font une affaire de vanité de la quantité de chevaux et de bœufs qu’ils peuvent atteler à un seul chariot pour porter quelques sacs de blé à un marché. Luizzi, occupé de l’importance de la mission qu’il s’était donnée, regardait tout cela sans y faire véritablement attention ; il ne remarquait pas non plus l’aspect étrange des paysans qui conduisaient