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messes pour qu’elle eût le droit de croire qu’il pouvait venir un jour où elle n’aurait plus à rougir, et, pour la première fois de sa vie, elle se laissa aller à dire à cet homme : « Non, Arthur, je ne vous haïrai pas si vous voulez être noble et bon. »

Eugénie ne savait où elle irait habiter dans Londres. La maison de commerce qui l’avait engagée se trouvait, au moment où elle partit, en marché pour louer plusieurs appartements, entre lesquels on n’avait pas encore choisi. Elle fut donc forcée de convenir avec Arthur qu’elle lui écrirait de Londres l’endroit où elle se trouverait, et pour cela il lui remit son adresse. Cet homme avait d’astucieuses petites habiletés pour faire croire à son dévouement. Il semblait craindre qu’Eugénie ne perdît ce précieux renseignement et que sa mémoire inhabile à retenir les mots d’une langue étrangère ne pût le lui rappeler. Il écrivit son adresse sur son passeport, au fond d’une malle ; il l’écrivit sur un mouchoir, il l’écrivit à l’angle d’une caisse à chapeaux, il l’écrivit sur tous les objets qu’Eugénie emportait ; il la fit graver sur une bague, et la força ainsi de l’accepter. Eugénie lui sut gré de tant de soins minutieux. La pauvre fille qui s’enfuyait de son pays sans fuir son malheur, l’enfant qui quittait sa mère avec une honte au front qu’elle ne lui avait pas avouée, la malheureuse qui s’en allait parmi des étrangers dont elle ignorait les mœurs et le langage, avec d’autres étrangers de son pays dont elle ne savait pas le caractère, Eugénie n’osait repousser l’espérance de trouver où elle allait une personne à qui un jour elle eût le droit de demander appui et secours. Et ce jour devait nécessairement arriver, le terme en était certain.

Je t’ai raconté bien rapidement, mon maître, cette dernière douleur d’Eugénie, sa résolution, son espérance, son départ ; mon récit a été court, comme le temps qui suffit à toutes ces actions. Mais ce récit aurait été trop long pour les heures que tu as à me donner, si j’avais voulu te dire tout ce qui se passa de désespoir par cette âme dans ce court espace de temps. Ce serait te donner le vertige ; ce serait te mettre sur le bord d’un torrent pour te montrer et te nommer tous les débris qui passent, arbres, rochers, maisons, cercueils, berceaux, heurtant et déchirant les rivages ; ce serait t’en parler encore quand ils seraient déjà loin et remplacés par d’autres. Entre les anciennes douleurs d’Eugénie et ses douleurs nouvelles, il y avait la même différence qu’entre le pic du mineur qui met de longues heures à percer un trou dans la roche, et la charge de poudre qu’il y enferme et qui en une seconde fait voler la pierre en éclats.

— Oui, répondit Luizzi, je comprends le malheur de la pauvre