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nous fûmes arrivés, j’eusse voulu rester seule, je regrettai ma cellule où j’aurais pu veiller et rêver sans qu’on me regardât. Le lendemain venu, je parcourais les tablettes de la bibliothèque de madame Gelis, comme si j’eusse voulu deviner lequel de ces livres pourrait me dire ce que j’éprouvais. Je n’osais le demander ni à Juliette qui avait repris son air indifférent ou résigné, ni à madame Gelis pour qui tous ces trésors de l’esprit et du cœur n’avaient de valeur que le prix qu’ils lui apportaient. Je n’osais non plus en dérober un au hasard : c’était plus que le désir que j’éprouvais ne pouvait me donner de force, mais j’en découvris un oublié dans la chambre de Juliette.

Luizzi trembla en pensant quel pouvait être le livre laissé à dessein sous la main de Caroline ; car il croyait deviner que, soit légèreté, soit corruption, cette Juliette avait tout fait pour égarer un cœur ignorant. Mais il se rassura et crut même que ses soupçons pouvaient être injustes lorsque Caroline lui dit en baissant la voix : « C’était un volume appelé Paul et Virginie. »

Luizzi respira, et dit en souriant :

— Et vous l’avez lu ?

— Oui, et je reconnus la vérité de ce que m’avait dit Juliette, que l’amour ne se révèle pas toujours au cœur par les mêmes impressions, mais que seul il nous donne tous ces troubles divers qui n’ont qu’un nom. Je reconnus qu’une fois éveillé, il occupe toute l’âme, soit qu’il y ait grandi avec les années, soit qu’il l’ait soudainement envahie. Je lus ce livre, puis d’autres. Je me levais la nuit tandis que Juliette dormait d’un sommeil profond, et je dévorais ces livres à la lueur terne d’une lampe de nuit, le corps glacé, mais ne pouvant m’arracher à ces émotions inconnues dont j’avais soif. Je lus ainsi une tragédie de Shakespeare, Roméo et Juliette, où ceux qui s’aiment s’étaient aimés au premier regard comme j’avais aimé Henri. Je lus la Nouvelle Héloïse.

— La Nouvelle. Héloïse ? dit Luizzi.

— Oui, répondit Caroline, je la lus depuis la première page où il est dit que celle qui lira ce livre est une fille perdue. Puis, quand Henri venait le soir, car il venait tous les soirs, je le regardais parler bas à Juliette, car je savais qu’il parlait de moi, et elle me racontait comment il n’osait me dire l’amour qui l’égarait, comment ma vue le rendait tremblant et muet, comment il n’eût osé me regarder ni me parler ; et, voyant qu’il éprouvait tout ce que j’éprouvais, je me disais qu’il m’aimait comme je l’aimais. Cependant le jour de notre départ approchait. Je ne puis dire que je le voyais venir avec terreur ; non, il était une espérance pour moi. Ce sentiment qui n’avait ni épanchement ni solitude, qui ne pouvait parler et qui n’avait point de lieu où rêver ; cet amour dont l’aveu me montait aux