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comprendre, soit que son amitié si dévouée lui fit me pardonner mes injustes caprices, elle ne fut jamais si affectueuse.

« — Eh bien ! me dit-elle, je te l’avais prédit, ton succès a été complet.

— Je le laisse, lui dis-je, à celles qui l’ont mérité jusqu’à la fin.

— Non, non, me dit-elle en riant, tu as fait comme ces héros des romans de chevalerie qui entrent dans la lice pour remporter d’abord le prix sur le plus vaillant, et qui regardent dédaigneusement la mêlée où les autres combattent.

— Je ne croyais pas avoir à me glorifier d’une victoire si haute.

— Et cependant le vaincu est devant toi.

— Qui cela ?

— Ce pauvre M. Henri Donezau, qui donnerait beaucoup pour que nous pussions marcher devant lui, ne fût-ce que pour voir dans la nuit l’ombre de la belle fée qui l’a enchanté.

— Tais-toi, Juliette, m’écriai-je en sentant mon cœur se gonfler et prêt à éclater, comme si on lui eût versé une espérance trop grande pour lui, tais-toi ; tu te trompes.

— Enfant, me dit-elle, oublies-tu que moi je n’ai pas vécu toute ma vie dans un couvent, que j’ai vu aimer… que j’ai aimé peut-être, et que je ne me trompe pas ? Henri t’aime, c’est une de ces passions subites qui s’enflamment comme la foudre au ciel.

— Et qui s’éteignent comme elle, n’est-ce pas ?

— Non, mais qui s’abattent sur un cœur comme la foudre sur un chaume tranquille, et qui le dévorent jusqu’à la cendre. »

Le ton de Juliette, le choix des mots qu’elle employait, me surprirent et me troublèrent.

« — As-tu donc éprouvé tout cela, lui dis-je, pour en parler comme tu le fais ?

— Il y a plus d’une école pour apprendre ces secrets, me dit Juliette. N’ai-je pas vécu jusqu’à présent chez ma mère, et crois-tu que l’ennui ne m’a pas poussée quelquefois à lire quelques-uns des livres que j’entendais vanter tous les jours ?

— Et ils t’ont enseigné ce que c’est que l’amour ?

— Non, me répondit-elle, jamais aucun n’a tracé fidèlement ce qui se passe dans un cœur qui commence à aimer, tant les émotions de l’amour sont abondantes et diverses ! Mais ils éclairent quelquefois sur ce qu’on éprouve ; ils donnent un nom à la douleur ou à la joie dont on se plaît à vivre, et ce nom c’est le même ; c’est un trait commencé qui vous rappelle un visage connu, une syllabe dont on achève le mot. Car l’amour, vois-tu, ne naît pas, il s’éveille, et Dieu l’a mis au fond de nos cœurs, à côté de son image, éternel et puissant comme lui. »

Oh ! mon frère, comme ce langage résonnait doucement à mon oreille ! J’en avais perdu le sens, qu’il vibrait encore en moi comme ces sons lointains dont la mélodie échappe, mais dont la douceur fait rêver. Je ne répondis pas, je craignis de répondre ; et, quand