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haleine brûlant mon front, ses regards pénétrant dans les miens. Alors ce fut une fascination inconcevable : on eût dit que son souffle m’enlevait de la terre. J’éprouvai que j’étais liée à lui par une force invincible. Je ne sentais plus son bras qui me soutenait. Il me sembla que je tournais au bout de son regard et qu’il fallait rompre quelque chose en nous pour nous séparer. J’eus peur et froid, le cœur me tourna, la vue me faillit, je tombai dans ses bras. Lorsque je revins à moi, j’étais près de madame Gelis, qui disait : « Ce n’est pas raisonnable de faire valser si longtemps une enfant qui n’en a pas l’habitude. » Valser ! J’avais donc valsé ! Je ne savais de cette danse que son nom proscrit au couvent, c’était un mot sacrilége. Je me serrai près de madame Gelis comme une enfant qui a fait une faute et qui cherche un abri près de sa mère. Mais elle m’avertit froidement de maîtriser mon émotion. Je sentis que je n’étais pas protégée, et je me laissai aller à pleurer. Je devins ainsi l’objet d’une curiosité qui me fit honte ; je me révoltai contre moi-même et j’osai regarder devant moi. Je vis combien ceux qui en avaient l’habitude portaient avec légèreté ce plaisir qui m’avait accablée, et la tristesse me ressaisit. Mais elle se fondit bientôt en une douce mélancolie où j’étais pour ainsi dire absente de moi-même. Je refusai de danser, mais je regardai danser et valser. L’aspect de cette joie faisait vibrer en moi la sensation adoucie des délices que je venais d’éprouver, et j’y baignai mon âme en souriant. Mais lorsque Juliette me remplaça là, dans les bras d’Henri, j’éprouvai une curiosité inquiète et presque jalouse, s’il faut vous le dire ; elle allait avec une légèreté, une aisance, un abandon qui me faisaient douter que j’eusse pu paraître aussi séduisante à tous les yeux, surtout aux regards brillants d’Henri, qui semblaient se perdre dans les regards animés de Juliette ; et, lorsqu’elle revint près de moi, elle répandait autour d’elle un parfum de joie et de triomphe qui m’oppressa. Je redevins tout à fait triste. J’oubliai la fête, la danse, et je pensai à vous, mon frère.

— À moi ? s’écria Luizzi.

— Oui, à vous, Armand ; à vous à qui j’aurais voulu parler comme je vous parle aujourd’hui, à vous à qui j’aurais voulu dire : Arrachez-moi au couvent, à la tombe, au désespoir, pour aller… Je n’aurais pu vous le dire… Mais je comprenais qu’on m’avait exilée d’une vie dont je venais d’éprouver les premiers tressaillements, et, sans la connaître encore, je haïssais presque la prison qui allait m’en séparer pour jamais. Cependant la nuit était venue. Henri offrit de nous accompagner ; il donnait le bras à madame Gelis, et nous marchions derrière eux avec Juliette. Je ne pus m’empêcher d’être froide avec elle. Soit qu’elle ne devinât pas un sentiment que je ne pouvais moi-même