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Nous arrivâmes. Il y avait mille jeux que je regardais avec désir, des étalages de bijoux et de parures dont je me revêtais en pensée. Tout me faisait envie : j’aurais voulu être parmi les paysannes qui se disputaient en courant librement un ruban ou une dentelle ; j’aurais voulu m’asseoir au repas étalé sur l’herbe à l’abri d’un sycomore ; j’aurais voulu danser en rond et chanter avec les jeunes filles ces chansons de nos montagnes où l’on parle de la beauté des bergères et de l’amour subit des chasseurs qui les rencontrent. J’étais sous l’empire d’une puissance intérieure qui me poussait vers tout ce qui arrivait à moi. Puis nous entrâmes dans la salle de danse. Nous n’étions pas assises que nous étions invitées. Je revis Henri, celui que j’avais aperçu le matin chez Juliette : il dansa avec elle. Un autre jeune homme me prit la main et me conduisit. Je ne savais pas danser, mais on eût dit que, par une singulière disposition, j’imitais facilement et à mon insu ce que je voyais faire ; et il arriva qu’on me regarda plus qu’une autre ; on murmura autour de moi que j’étais belle, et je me trouvai heureuse. C’était une joie étourdie, qui me rendait légère et ne m’étonnait pas. Déjà je n’avais plus ma raison ; déjà moi, fille de Dieu, vouée à la pauvreté et à la réclusion, je levai mes yeux devant des regards ardents, et mon âme devant des triomphes de vanité. Puis, quand la contredanse fut finie, Henri s’approcha de moi et m’invita à mon tour. Je n’étais pas remise de l’émotion de ce premier essai, quand il vint me prendre ; l’orchestre commença, mais ce n’était plus la même danse. Henri m’entoura la taille de l’un de ses bras, et m’entraîna en me faisant rapidement tourner sur moi-même. Je fus d’abord si surprise, que je me laissai aller en fermant les yeux ; mais peu à peu il me sembla que mes pas s’accordaient mieux aux sons de la musique, on eût dit qu’une harmonie plus sensible que celle de l’orchestre me marquait la mesure. Je rouvris les yeux pour regarder où j’étais. Ce fut une sensation que je ne puis vous dire ; j’étais emportée dans un cercle immense avec une rapidité effrayante ; mille visages passaient en fuyant à mes côtés ; un air brûlant se glissait dans ma poitrine, et je sentais mes vêtements voler autour de moi, comme fouettés par un vent qui courait à fleur de terre ; mes cheveux fuyaient mes tempes comme pour livrer tout mon visage à des yeux dont je n’apercevais les regards que comme des éclairs qui s’allumaient et s’éteignaient presque aussitôt. Ma main s’attachait à l’épaule d’Henri, tandis que je m’appuyais de tout mon corps sur son bras puissant ; mon cœur bondissait, ma poitrine haletait ; je sentais mes lèvres frémir et mes yeux se voiler, jusqu’au moment où je rencontrai ceux d’Henri, son visage près de mon visage, son