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journée ! vous savez, mon frère ? une de ces journées d’automne de notre Midi, presque aussi belles que les beaux jours du printemps. Ce n’est pas la nature active et pétulante de la première saison, qui rompt ses enveloppes et éclate en jets verdissants ; c’est la nature alanguie et fatiguée, qui semble se dépouiller pour s’endormir. Ce ne sont pas les bouffées subites des vents tièdes de mai, emportant les émanations fortes et embaumées des lilas et des chèvrefeuilles ; c’est l’air tiède et doux de septembre, tout imprégné du parfum éthéré qui s’échappe des trèfles séchés, des chaumes jaunis, des fruits mûrs, des feuilles qui commencent à joncher la terre. Ce n’est pas en soi le sang qui bout, la poitrine qui se gonfle : le cœur qui voudrait crier et pleurer sans raison ; c’est la lassitude de l’âme, le regret d’un passé qu’on n’a pas eu, le souvenir d’un rêve qui ne s’est pas accompli, des larmes qui passent dans les yeux sans venir d’une douleur. Je ne puis vous dire quel charme suave j’éprouvais à me sentir dans cette vie inconnue ; si j’avais été seule, je me serais assise au pied d’un arbre à regarder et à écouter, car je devenais plus triste à mesure que j’approchais du lieu de la fête. Tous ceux qui passaient près de nous étaient si joyeux ! Ils s’appelaient et se hâtaient d’arriver ; car c’était la dernière fête de l’année, et l’hiver allait venir, et ils ne se reverraient qu’au printemps. C’était ma première fête à moi, et ce devait être la dernière de ma vie ; car mon hiver ne finira qu’avec la tombe, et je n’aurai de printemps que dans le ciel. Des larmes tombèrent des yeux de Caroline, et Luizzi lui dit :

— Vous pleurez, ma sœur ? Allons, chassez ces sombres idées, et espérez !

— Voilà ce que me dit Juliette en me voyant pleurer, car je pleurais alors comme aujourd’hui, et je ne puis vous dire quel soudain vertige s’empara de moi. J’éprouvai un mouvement de colère invincible contre ma destinée. Tous ces gens qui passaient, les uns par bandes nombreuses où s’échangeaient tout haut les noms de frère, de mère, d’enfant ; les autres par couples isolés, où on lisait sur les lèvres des mots qu’on n’entendait pas ; les bruits lointains et continus de l’orchestre, les cris joyeux des danseurs, ce mouvement, cette vie, ce tumulte, tout cela m’étourdit, m’enivra : et, par je ne sais quel entraînement inouï, moi, qui un moment auparavant marchais si pensive et si triste vers cette fête, je pressai Juliette en lui disant : « Viens, viens, allons danser ! Allons, une fois… au moins, une fois ! » Ce fut le vertige du voyageur placé sur le bord d’un torrent, et qui s’y précipite pour courir avec les flots qui passent, qui passent et passent sans cesse.