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ce nom), allez, me dit-elle : j’aurais désiré que c’eût été ailleurs que chez madame Gelis que vous eussiez été passer ces huit jours ; mais, puisque vous le souhaitez si ardemment, je vous le permets, je veux vous prouver que vous trouverez toujours ici indulgence pour vos fautes et empressement à satisfaire vos désirs. »

« Voilà, pensa Luizzi, une condescendance que les soixante mille francs de ma sœur peuvent seuls m’expliquer. » Il renferma cependant cette réflexion en lui-même, afin de ne pas interrompre le récit de Caroline, qui continua ainsi :

— Le lendemain au matin nous partîmes pour Auterive, dans une voiture découverte que madame Gelis loua pour ce petit voyage. Je ne puis vous dire, Armand, quelles vives et douces sensations j’éprouvai durant cette route. Vous les comprendriez si vous saviez ce que c’est que d’avoir vécu bien des années dans les murs d’un couvent, dans une habitation dont on connaît tous les passages, dont on sait par cœur tous les appartements, où toutes choses sont si constamment pareilles qu’une pierre qui se détache d’un mur, une dalle qui se brise dans un corridor, y sont un événement et un sujet d’entretien ; vous le comprendriez si vous saviez, mon frère, combien ce sont de tristes promenades que celles qui se bornent à un enclos dont on connaît tous les arbres, dont on a foulé mille fois toutes les allées, dont on a compté toutes les fleurs, et dans lequel on ne descend avec quelque curiosité que le lendemain d’un orage pour voir s’il n’y a pas des branches brisées, des plantes arrachées, un dégât à réparer, qui donnera aux heureuses recluses un ou deux jours de soins nouveaux et inaccoutumés. Ce jour-là j’entrais dans un horizon qui ne se bornait pas à un vieux mur chargé de lierre : j’allais dans une route qui n’aboutissait pas à une porte doublée d’une grille et qui ne s’ouvrait jamais. Je ne rencontrais pas à chaque instant des visages austères passant près de moi en silence, les yeux gravement baissés. Je n’entendais pas ces voix éternellement monotones, et dont j’aurais pu dire les paroles avant qu’elles fussent prononcées. C’était tout le long de la route de hardis voyageurs, marchant avec rapidité et parlant tout haut du but de leur voyage ; des jeunes filles alertes, riant entre elles et n’arrêtant les bruyants éclats de leur rire qu’à l’aspect de notre habit religieux, et pour nous envoyer un salut plein d’humilité, comme si devant nous toute joie devait se taire. Puis à peine étions-nous passées, qu’elles reprenaient leurs chants et leurs vifs entretiens. D’un autre côté, c’étaient des voitures qui nous croisaient, pleines de dames élégantes ; et, comme c’était le temps des vendanges, nous voyions passer de