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au service des malades étaient la plupart de pauvres filles de campagne ignorantes et grossières, et celles qui devaient se livrer à l’éducation des pensionnaires affectaient déjà un ton si doctoral et une tenue si revêche, que je ne savais avec qui partager mes rires insouciants quand j’étais joyeuse, ni à qui confier mes larmes lorsque j’étais triste. Juliette fut la compagne que je désirais. Elle n’avait que deux ans de plus que moi, quoiqu’à son arrivée sa pâleur et sa maigreur la fissent paraître plus âgée. Au premier abord elle me déplut, ou plutôt elle me fit peur : elle avait les yeux petits, mais leur regard était si perçant qu’ils semblaient pénétrer dans la conscience de ceux qu’elle regardait ; ses cheveux, d’un blond presque rouge, lui donnaient un air extraordinaire. Elle était grande et élancée, et ses mouvements étaient si lents et si mous, qu’il semblait que toute sa vie s’était concentrée dans le feu de ses yeux, comme toute sa grâce et son expression dans un sourire plein de caresse ou de sarcasme, selon son humeur, qui me parut d’abord assez bizarre. Durant les premiers jours de notre rencontre au couvent, nos rapports furent assez froids ; mais bientôt nous nous entendîmes mieux, et lorsque j’eus appris son histoire et que je lui eus raconté la mienne, nous nous jurâmes l’une à l’autre une sincère et éternelle amitié. Cette amitié fut un doux espoir pour moi et une consolation pour elle. Je redevins confiante et paisible comme je l’avais été, et sa santé se rétablit tout à fait. Je l’aimais d’autant plus qu’elle était traitée avec beaucoup de dureté par la supérieure et par les sœurs converses, et souvent je parvins à adoucir la sévérité qu’elles lui montraient, sans doute parce qu’elle était pauvre. Juliette n’était pas ingrate ; et, soit que j’oubliasse d’accomplir un devoir de mon noviciat, soit que je manquasse en quelque chose à la règle de la maison, elle cachait mes fautes avec soin et m’épargnait ainsi ou une punition pénible ou l’ennui plus pénible encore d’aller me confesser et demander grâce à la supérieure. C’était entre nous une bien sainte et sincère amitié ; je n’avais rien qui ne lui appartînt, je n’avais pas un désir qu’elle n’y souscrivît avec empressement. Cependant un jour vint où je doutai qu’elle m’aimât aussi véritablement qu’elle le disait. Elle reçut une lettre de sa mère, et je la vis pleurer toute la journée. Je lui demandai vainement la cause de ses larmes, elle refusa obstinément de me la dire. Le soir venu, comme nous nous promenions ensemble dans le jardin, je la suppliai avec tant d’instance qu’elle finit par me répondre :

« — Pourquoi veux-tu que je t’apprenne un malheur auquel ni toi ni moi ne pouvons porter remède ? car c’est ma pauvre mère qu’il a frappé.

— Mais qu’est-ce donc ?

— Tu n’y comprendrais rien, me