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larmes en me donnant quelque objet que je souhaitais vivement, ou une exemption de travail, et je me consolais en jouant de n’avoir ni famille ni amis. Cependant, une fois que je devais aller passer quelques jours à la campagne chez M. Barnet, j’engageai une de mes bonnes amies à venir m’y voir ; elle y consentit, mais elle ne tint pas sa promesse. Je lui en fis des reproches à notre retour au couvent, mais elle se contenta de me répondre : « Maman me l’a défendu. » Je courus humiliée chez la supérieure : elle chercha à me persuader que la mère de ma jeune compagne, sachant que chez M. Barnet je n’étais pas dans ma famille, avait trouvé mon invitation insuffisante. Pour la première fois cette explication ne put me satisfaire ; pour la première fois l’idée de mon isolement dans le monde me vint à l’esprit, et m’inspira une tristesse que les soins des sœurs parvinrent à dissiper d’abord, mais que le nouvel isolement où je me trouvai bientôt dans le couvent me rendit avec plus de force. Peu à peu, jour à jour, toutes les compagnes avec lesquelles j’avais passé mes premières années quittèrent le couvent pour rentrer dans leurs familles ; d’autres les remplaçaient, mais elles n’étaient plus de mon âge. Je restai enfant tant que je le pus pour ne pas rester seule ; mais personne ne vieillissait avec moi. Dès que toutes les pensionnaires avaient atteint quinze ou seize ans, elles retournaient chez leurs parents, et à dix-neuf ans j’étais aussi seule qu’un vieillard dont la vie s’est prolongée trop tard et qui a vu tomber avec lui tous ses amis. Si jeune encore, mes souvenirs d’enfance n’étaient qu’à moi, et je n’avais personne à qui je pus dire ce mot si doux : « Te souviens-tu ? » À cette époque, je demandai et j’obtins la faveur de prendre l’habit de novice ; à cette époque aussi Juliette entra au couvent.

— Qu’est-ce que cette Juliette ? dit Luizzi.

— Juliette a été ma seule amie en ce monde après Sophie, répondit Caroline !

— Était-elle de Toulouse ?

— Je ne le sais pas ; elle était fille d’une pauvre veuve, madame Gelis, qui habitait Auterive. Celle-ci y tenait un petit établissement de mercerie et louait des livres. Mais les produits de son commerce étaient si minimes, que, ne pouvant espérer un établissement convenable pour sa fille, elle la destina à prendre l’habit ; car madame Gelis et sa fille étaient des femmes bien nées, et Juliette préférait la pauvreté du cloître à une position dans le monde dépendante de gens dont les façons grossières eussent pu l’humilier. Il paraît cependant que cette résolution lui avait coûté ; car, lorsqu’elle entra au couvent, elle était triste, pâle, et paraissait si souffrante, que bientôt je me sentis prise pour elle du plus vif intérêt. J’espérai une compagne. Il y avait bien quelques novices de mon âge ; mais, il faut le dire, celles qui se destinaient