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un de plus ou de moins autour de la cheminée, ça ne refroidira personne. Venez donc, Monsieur, et suivez-nous ; vous devez avoir besoin de vous réchauffer.

— Grand-père Bruno, dit l’enfant, nous sommes à deux portées de fusil de la maison ; je vas courir en avant et dire que c’est nous avec la sœur Angélique et un monsieur. Il n’y a plus moyen de se tromper maintenant ; vous n’avez qu’à suivre tout droit par ici.

— C’est bon, répondit le vieillard en s’engageant dans le sentier où son petit-fils l’avait conduit, dépêchons-nous.

Luizzi s’étonnait de la facilité avec laquelle l’aveugle avait accueilli sa fable ; mais il s’étonna davantage encore lorsque celui-ci l’interrogea en lui parlant de son aventure imaginaire comme d’une chose toute naturelle.

— Ceux qui vous ont attaqué étaient-ils nombreux ?

— Une douzaine, repartit Luizzi dont la vanité ne marchandait pas sur le nombre de ses vainqueurs.

— Et vous n’avez pas remarqué parmi eux un grand sec avec une peau de bique sur le dos, un bonnet rouge sous son chapeau ?

— En effet, dit Luizzi, j’ai cru remarquer un homme très-grand, habillé à peu près comme vous dites.

— J’en étais sûr, repartit l’aveugle ; c’est la bande de Bertrand. Oh ! si je n’avais pas perdu les yeux, le vieux gueux n’oserait pas tourner comme ça dans les environs. Il sait que je tire droit, ou plutôt que je tirais droit autrefois.

— Mais, dit la sœur Angélique qui marchait à côté du vieillard, ce Bertrand n’a-t-il pas été votre ami ?

— Oui ! oui ! Du temps de la république, nous avons crié ensemble vive le roi ! et je crois bien que, si je ne l’avais pas ramassé à moitié mort sur la lande de la Croix-Bataille, il y serait enterré depuis longtemps avec les saints prêtres qui ont tous péri dans cette fameuse journée. Mais nous faisions de la bonne guerre dans ce temps-là ; nous n’attaquions pas les maisons isolées pour les piller et nous gorger de vin ; nous n’arrêtions pas les voyageurs attardés sur les routes pour les dépouiller et les voler ; car ils vous ont tout pris, n’est-ce pas, Monsieur, ces brigands-là ?

— Tout ! absolument tout ! repartit le baron.

— Hum ! les lâches gredins ! fit le père Bruno.

— Vous m’avez pourtant dit qu’ils s’étaient battus bravement il y a quelques heures ? reprit la sœur de charité.

— Ça, c’est vrai ; et, si au lieu de favoriser la retraite des culottes rouges en leur ouvrant les barrières de la closerie, nous avions voulu les prendre en queue, il n’en serait pas resté un vivant.

— Est-ce à ce moment que l’officier qui a été blessé s’est réfugié chez vous ? demanda la sœur Angélique.

— Il ne s’y est pas réfugié, il a été blessé devant la haie de la cour ; et, comme il avait été le premier quand il avait fallu avancer, il se trouvait le dernier à la retraite.