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trottoirs en asphalte pour les piétons ; il est ombragé d’arbres frais et fleuris ; il est bordé de grands tilleuls et de jolies maisons avec de gais cabarets, de grands restaurants, des jeux de roulette logés comme des princes, et des filles de joie habillées comme d’honnêtes femmes. On y mange, on y boit, on y dort ; on y joue sa santé, sa vie et sa fortune à toute heure et à tout pas. Le chemin de l’enfer est presque aussi beau que le boulevard Italien le sera un jour.

— Alors celui-ci est probablement le chemin de la vertu ? repartit le baron en ricanant.

— Peut-être.

— En ce cas il est rude et désobligeant.

— Te fatigue-t-il déjà ? dit le Diable. Tu n’es pourtant pas un enfant à peine vêtu et à peine nourri comme ceux de ce pays ; tu n’es pas un vieillard aveugle courbé sur un bâton ; tu n’es pas une jeune fille pâle et débile, et tu ne suis pas ce chemin pour aller porter secours à un malheureux que tu ne connais pas ; tu es un homme dans la force de l’âge, et tu marches pour te sauver toi-même et retrouver ta fortune et ta liberté.

— Ainsi soit-il ! répondit Luizzi ; mais je doute fort qu’il y ait d’autres êtres humains que moi qui se promènent à pareille heure et par un temps semblable, à moins que ce ne soient des voleurs, et, en général, ces messieurs ne sont pas de faibles enfants, des vieillards aveugles et des jeunes filles pâles et débiles.

— Au bout de ce chemin, à l’endroit où il se croise avec plusieurs sentiers, tu rencontreras l’enfant, le vieillard et la jeune fille. Demande-leur un asile pour cette nuit.

— Sous quel prétexte ?

— Tu leur diras que tu es un voyageur égaré.

— Ces gens-là ne me croiront pas ; car il n’est pas naturel qu’un homme distingué se trouve au milieu de la nuit à pied, à travers des chemins perdus. Ils me prendront pour un voleur.

— N’y a-t-il donc rien dans le monde entre le riche qui court les grandes routes en berline de poste et le voleur qui se glisse la nuit dans les sentiers obscurs ? Il y a l’économie, il y a la pauvreté, il y a le malheur, qui bravent de bien autres tempêtes.

— Mais s’ils me demandent mon nom, comment supposeront-ils que le baron de Luizzi soit en pareil équipage dans ce pays ?

— Si tu leur dis que tu es le baron de Luizzi, ils te prendront pour le fou échappé de la maison que nous venons de quitter, car ton nom doit être connu dans son voisinage. Cherche un nom et une profession, et arrange-toi pour te tirer de ce mauvais pas.

— Tu comptes donc m’y laisser ?

— Que t’ai-je promis ? de te rendre la liberté, et tu es libre ; ta fortune ? tu retrouveras à Paris tes deux cent mille livres de rente. Ton banquier, contrairement à beaucoup d’autres, a profité de la révolution de juillet pour rétablir ses affaires, et Rigot a été débouté de ses prétentions sur tes propriétés.

— Tu m’as promis de me rendre aussi ma bonne réputation.