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l’air et quêtant de l’orteil sa chaussure dans l’obscurité. Quant à Satan, il allait avec autant d’aisance sur ce terrain fangeux que s’il eût marché sur des charbons ardents, macadamisage ordinaire de son empire. Il s’arrêtait silencieusement toutes les fois qu’Armand s’arrêtait en jurant comme un damné, et il attendait patiemment que celui-ci se fût rechaussé. Ils étaient en ce moment dans un chemin étroit, bordé des deux côtés de hautes levées de terre couronnées de haies impénétrables. De loin en loin de grands chênes ou des ormes centenaires s’élevaient du milieu de ces haies et étendaient leurs bras immenses sur ce chemin étroit qu’ils couvraient dans toute sa largeur en allant s’appuyer sur les haies opposées. Comme une troupe de cavaliers aériens lancés au galop, le vent passait tout d’un trait à travers ces arbres et ces haies, criant, hurlant et emportant avec lui des nuées de feuilles qui semblaient dans la nuit un vol d’oiseaux fuyant à tire-d’aile. Puis tout à coup, comme si ces escadrons invisibles en eussent rencontré de plus puissants, ils s’arrêtaient et paraissaient se briser. On les entendait reculer et revenir par rafales inégales et plaintives ; les feuilles dispersées repassaient en tourbillonnant et s’abattaient çà et là sur la terre humide, pareilles à une bande de passereaux qu’ont dispersée et décimée les plombs éparpillés d’un coup de fusil. Alors tous les grands bruits se taisaient un moment pour laisser entendre les murmures de la pluie tombant sur les arbres, le cri lugubre d’une chouette et le chant lointain d’un coq. L’orage reprenait ensuite, allant, venant, luttant, frappant de grands coups sourds et poussant des sifflements aigus : non pas un de ces orages bouillants et superbes que sillonnent de puissants éclairs, qui parlent majestueusement par de grands éclats de foudre, qui jettent dans l’âme une sainte terreur pleine d’admiration, auxquels on s’expose, tête nue, pour s’imprégner de leurs chaudes émanations et respirer leur atmosphère électrique ; mais un de ces noirs orages qui serrent le corps de froid et le cœur de tristesse, auxquels on ferme soigneusement sa fenêtre et sa porte pour s’accoter au coin de l’âtre qui brûle ou se rouler dans les couvertures de son lit.

Cependant Luizzi suivait toujours le Diable, et il avait assez à faire de le suivre pour ne pas l’interroger. À mesure qu’ils avançaient, les difficultés de la marche devenaient de plus en plus grandes, et le baron finit par s’écrier dans un mouvement d’impatience :

— C’est dans le chemin de l’enfer que nous sommes !

— Le chemin de l’enfer, mon maître, repartit Satan, est facile et uni ; il a une belle chaussée au milieu pour les gens en voiture, et des