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corruption pouvait-elle s’allier à tant de jeunesse ? Sous l’impression de cette pensée, Luizzi regarda cette jeune femme, et, dans ses traits purs et décorés du calme d’une secrète douleur, il ne vit rien qui pût justifier sa supposition. Elle continuait de lire avec attention ces pages obscènes, et cependant il y avait tant de souffrance dans tout son être, que Luizzi n’osait l’accuser sans la plaindre. Malheureuse ! pensa-t-il, si elle est née avec ce frénétique délire que la science médicale explique, mais que notre langue ne peut décrire, elle est la victime de ce besoin d’honneur et de considération qui possède cette famille ; si, entraînée par cette fureur amoureuse…

Luizzi pouvait penser à son aise ; mais nous qui écrivons, nous n’avons pas la même liberté ou nous n’avons pas la puissance nécessaire. C’est une si pauvre interprète de nos pensées que notre langue ! elle manque tellement de mots honnêtes pour les choses les plus vulgaires, qu’il faut proscrire du récit bien des passions qui nous touchent, bien des événements qui nous atteignent de toutes parts. Si la femme qui était là, sous les yeux de Luizzi, eût été une fille de la Grèce, un poëte aurait traduit en vers faciles et harmonieux la pensée de notre baron. « C’est la Vénus de Pasiphaé, de Myrrha et de Phèdre, eût-il dit ; c’est la Vénus ardente et courtisane, pour laquelle se célébraient les aphrodisées furieuses de Corinthe et de Paphos ; c’est Vénus Aphacite qui a soufflé son haleine enflammée dans la poitrine haletante de la jeune fille ; c’est Vénus qui lui a jeté au flanc ce trait empoisonné et brûlant qui l’irrite, la harcèle, l’égare et la précipite dans les amours insensées, comme le taon attaché aux naseaux du noble coursier le rend bientôt indocile, emporté, furieux, et le lance, avec des hennissements sauvages et douloureux, à travers les bois, les ravins et les torrents, jusqu’à ce qu’il tombe déchiré, meurtri, souillé de sang et de boue, se débattant encore en expirant sous l’insecte qui le mord, le brûle et le tue. » Mais nous qui n’avons point de mots français pour ces pensées, nous traduisons mal celles de Luizzi en empruntant ceux d’une nation qui avait une image poétique pour les plus misérables choses de la vie. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il considérait cette jeune femme avec une pitié mêlée d’effroi, lorsqu’il s’aperçut que de ses yeux épuisés tombaient encore quelques larmes chétives qui vacillaient au bord de sa paupière.