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cette maison, et de la disparition d’une sœur de M. Buré, jeune fille trompée qu’on n’avait osé blâmer, tant on l’avait vue malheureuse, jusqu’au jour où on ne l’avait plus vue.

Si Ernest eût appris que la femme qu’il avait épouvantée de folles menaces n’était qu’une aventurière qui ne s’était pas plus compromise avec lui qu’avec un autre, certes il n’eût point sollicité du gouvernement d’aller à la forge dont elle était la maîtresse. Mais c’était une femme à perdre complétement, à qui il n’avait pas suffisamment à son gré appris l’oubli constant de ses devoirs, et il ne voulut pas laisser sa victoire inachevée. Cet orgueil de séducteur se trouva secouru encore par sa vanité de jeune officier. Un frère et un mari terribles ! mais c’eût été lâcheté que de renoncer à poursuivre la sœur et la femme de ces deux héros ; il y allait de l’honneur d’Ernest, il y allait de son bonheur. Je puis t’assurer qu’il se le persuada. Il se crut assez amoureux pour se pardonner à lui-même son manque de foi, et il compta que madame Buré accueillerait avec la même indulgence un amour assez vrai pour être devenu infidèle à l’amour.

Heureusement pour madame Buré, la nouvelle de la nomination de M. de Labitte arriva avant lui à la forge, de manière que, lorsqu’il se présenta, elle put le recevoir avec une tranquillité si bien jouée, avec une aisance si polie, qu’Ernest eut le droit de penser qu’il aurait eu grand tort de ne pas manquer à sa parole. Ernest logeait à Quillan, mais madame Buré l’invita à dîner. Le jeune officier se trouva tout de suite en présence de cette sainte et nombreuse famille que tu as vue, et où il venait porter le désordre. De vieux parents à cheveux blancs, bons et sereins, ayant derrière eux tout un passé d’honneur, des hommes faits, sérieux et confiants, de jeunes filles candides et discrètes, enfants timides et respectueux, et au milieu d’eux tous, comme le centre par où se touchaient toutes ces affections, madame Buré, bonne et noble, belle et calme. Quoiqu’elle n’eût pas l’air de vouloir faire de ce tableau respectable une leçon pour Ernest, celui-ci n’en fut pas moins touché, et la pensée de repartir immédiatement lui vint au cœur. Mais l’esprit discuta cette pensée et l’eut bientôt convaincue de niaiserie. Ernest fit même tourner toute cette sainteté de famille au profit d’un amour coupable et bien caché à l’ombre de cette pureté générale. L’intrigue en devenait plus piquante.