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— Mais mon opinion n’a pas la gravité que vous lui supposez. Voyons, Monsieur, vous m’avez dit que j’étais belle, spirituelle ; eh bien ! j’accepte vos éloges, je vous ai assez plu un moment pour vous faire perdre la raison, et je ne vous en veux pas. Redevenez ce que vous étiez d’abord, un homme poli et indifférent, et nous nous quitterons bons amis, je vous le jure.

— Je vous crois, mais je n’accepte pas le marché.

— Pourquoi ?

— Ne me faites pas vous le dire. Je recommencerais à vous insulter peut-être. Mais si demain, dans quelques jours, plus tard, vous me trouvez sur vos pas, partout où vous serez, ne vous en étonnez pas.

— Quoi ! Monsieur, vous ne renoncez pas…

— Non, Madame, non. Mais où vivez-vous donc, je vous prie ? Quels hommes vous entourent, qu’il n’y en ait pas un qui vous ait fait comprendre tout ce que vous pouvez jeter de folie dans la tête et dans le cœur d’un homme ? Vous croyez peut-être que je joue une comédie ? Tenez, mettez votre main sur ma tête et sur mon cœur : ma tête brûle et mon cœur bat avec violence.

Il avait saisi la main de madame Buré, et elle sentait le tremblement convulsif qui agitait Ernest. Elle lui arracha sa main et se prit à trembler aussi, mais d’un effroi insurmontable.

— Vous avez peur ? lui dit-il ; oh ! calmez-vous. Je puis contenir ma tête sans qu’elle éclate, mon cœur sans qu’il se brise, car j’ai une espérance. Je vous reverrai.

— Mais, Monsieur, s’écria madame Buré d’une voix si suppliante qu’on sentait qu’elle croyait à la sincérité des paroles de cet homme ; mais si je vous priais, moi, de ne pas le tenter, si je vous le demandais au nom même de cette folie que je vous ai inspirée ?

— C’est de l’amour, Madame !

— Eh bien ! soit, si je vous le demandais au nom de cet amour, ne me l’accorderiez-vous pas ?

— Non, Madame, non.

— Mais ce serait me perdre, je vous l’ai dit, Monsieur.

Elle s’arrêta, et reprit d’une voix tremblante et entrecoupée :

— Voyons, soyez généreux… Je vous crois, vous m’aimez ; une fatalité inexplicable vous a inspiré cette folle passion ; mais faut-il que moi je la subisse, ou que je devienne aussi insensée que vous pour m’y soustraire ?