Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous quitter et vous dire adieu comme à tout le monde. Tenez, Madame, je crois que je deviens fou ; mais j’ai pensé que si vous étiez dévote, j’aurais voulu être un ange.

— Oui, véritablement, vous êtes bien fou, et tous vos rêves auraient été bien inutiles ; car eussiez-vous été Weber, ou Byron, ou tout autre, vous n’eussiez pas trouvé en moi de passion ou de goût exclusif pour vous comprendre. Je ne suis qu’une pauvre femme bien simple et qui ai pris de bonne heure mon parti d’être heureuse de ma médiocrité. Vous le voyez, tous vos beaux rêves sont comme toutes vos mauvaises suppositions, ils s’adressent mal.

— Vous avez raison, Madame, et pourtant vous n’êtes pas une femme ordinaire. Je ne sais, mais il y a autour de vous une atmosphère de charme trop fine, trop subtile peut-être pour les gens qui vous entourent, mais qui m’a saisi au cœur. On vous ignore, et peut-être vous ignorez-vous vous-même… Avez-vous jamais aimé ?

— Oh ! non.

Cette réponse s’échappa du cœur de madame Buré, soudainement, sans réflexion, et avec un tel accent d’effroi, qu’on voyait que cette femme avait toujours eu peur de son cœur et l’avait gardé tout entier, ne pouvant pas le donner à un amour avoué et craignant de le donner à un amour coupable. Ce mot voulait dire : Je n’ai pas aimé, je m’en suis bien gardée, j’aurais trop aimé. Ernest le comprit ainsi.

— Ah ! vous n’avez jamais aimé ? s’écria-t-il. Ah ! tant mieux ! Vous m’aimerez, moi.

— Ceci est plus que de la folie.

— Oh ! vous m’aimerez, vous dis-je. Je suis jeune, je suis riche, je suis libre : ma carrière n’est pour moi qu’une occupation sans avenir, je puis la quitter comme je l’ai prise. Tout ce que j’ai donné d’activité à des études fastidieuses, à des plaisirs plus fastidieux que ces études ; tout ce que j’ai d’avidité dans le cœur pour la vie aventureuse, je le mettrai à vous chercher, à vous poursuivre, à vous adorer. Ne voyez-vous donc pas, Madame, que je vais changer ma vie insipide d’exercices, de mathématiques, de revues et de café, contre un beau roman chevaleresque, le seul roman chevaleresque de notre siècle ? Dans ce coupé de diligence, vous êtes la dame châtelaine inconnue qu’un pauvre chevalier errant rencontre par hasard dans une forêt, et à laquelle il se voue corps et âme. Dans quelques heures vous allez m’é-