Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ernest se tut, et madame Buré ne répondit pas. Elle craignait sa propre voix. Il lui eût fallu plus d’art qu’elle n’en avait pour répondre naturellement. Cependant elle ne pouvait garder le silence, et, pour se donner le temps de se remettre, elle offrit encore à Ernest l’occasion de parler longuement.

— Vous m’avez dit vos pensées de tout à l’heure, mais vous ne m’avez pas dit vos pensées d’à présent.

— Oh ! celles-ci sont encore plus folles et plus coupables peut-être, mais tout ce que je vous dirai ne peut vous offenser, je le répète : c’est la confidence d’un de ces rêves d’un moment qu’on bâtit dans sa tête et qui ne s’excusent que parce qu’ils s’évanouissent au jour. Dans quelques heures le mien sera fini.

— Voyons ce rêve ?

— Imaginez-vous donc que, lorsque j’ai découvert que j’avais été si peu convenable envers vous, je n’ai pas perdu tout espoir, ou plutôt tout désir.

— Comment, vous croyez encore ?…

— Laissez-moi vous expliquer ce que c’est que ma tête et mon cœur. Dire que j’ai espéré, ce n’est point vrai ; mais dire que je n’ai pas désiré une chose impossible, ce n’est pas vrai non plus. Et cette chose impossible, c’est que j’ai souhaité en vous quelque folle idée ou quelque enthousiasme plus fort que vous-même et qui vous donnât à moi. Peut-être ne me comprenez-vous pas ? et tout ce que j’ai senti a été si fou, que je ne sais vraiment si c’est intelligible. Cette femme qui est près de moi, me disais-je, elle doit aimer quelque chose, elle a une passion ou un goût exclusif. Si elle aimait la poésie, si elle était de ces femmes qui jettent leur cœur à un art de peur de le perdre dans l’amour, si ce magnifique et saint langage de la poésie avait quelquefois endormi ses douleurs ou relevé ses espérances, qu’il serait doux de pouvoir lui dire tout d’un coup : Je m’appelle Byron ou Lamartine ; de me trouver en intimité depuis longtemps avec sa pensée ; de lui inspirer, dans une heure d’oubli, l’idée d’être un moment à celui qu’elle a rêvé ! Si elle était musicienne, me disais-je, je voudrais être Rossini ou Weber. Si elle était peintre, quel bonheur de m’appeler Vernet ou Girodet ! Enfin, que vous dirai-je ? j’ai bâti entre vous et moi les contes les plus extravagants pour penser que, si j’avais été un homme supérieur, je ne vous aurais pas rencontrée pour