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ment, nous serions les meilleurs amis du monde. C’est quelque petite marchande de Castres, qui n’est si soignée de sa personne que parce qu’elle en profite. Il faut lui montrer que je ne suis pas un nigaud.

Dès qu’Ernest eut pris cette résolution, il jugea à propos de l’exécuter, et, se laissant glisser doucement sur le coussin, il s’approcha de madame Buré jusqu’à ce qu’il rencontrât ses genoux. Elle se retira vivement :

— Oh ! Monsieur ! dit-elle.

Qu’il y avait de choses dans ces deux mots ! que l’intonation triste et digne dont ils furent prononcés renfermait de reproches pour Ernest et de chagrin pour cette femme d’être ainsi traitée ! Cependant cette simple défense montrait aussi que madame Buré ne croyait pas en avoir besoin d’autre vis-à-vis d’un homme qui paraissait distingué. Ernest, honteux et désolé, reprit sa place en silence : il eût voulu parler, et, malgré l’obscurité, il regardait madame Buré d’un air de repentir, comme si elle eût pu le voir. En ce moment, il s’aperçut qu’elle faisait quelques légers mouvements ; mais il n’osa lui faire de questions, et se trouva trop de torts pour oser s’excuser.

Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent au premier relais. Tous les voyageurs des autres compartiments de la voiture descendirent. Madame Buré resta seule immobile ; elle paraissait dormir. Ernest n’osa pas remuer. Tout à coup le conducteur de la voiture introduisit sa lanterne par la portière pour prendre quelque chose dans une des poches, et Ernest put voir ce qui avait occasionné les mouvements de sa voisine : elle avait doucement dégagé ses pieds du manteau qui les enveloppait et l’avait repoussé jusqu’auprès d’Ernest. Le mouchoir de soie qu’il lui avait offert et dont elle avait entouré son cou était déposé à côté d’elle. Ernest en fut cruellement surpris. Dans cette liaison d’une heure, c’était comme une rupture, c’était comme des gages de confiance rendus. Ernest fut sur le point de s’écrier ; mais madame Buré dormait, et il n’avait pas le droit de s’excuser au prix de son sommeil. Il demeura immobile à la regarder jusqu’à ce que la voiture partît. Dès qu’elle fut en marche, Ernest ramassa doucement son manteau, et, pli à pli, il le posa si légèrement sur les pieds de madame Buré qu’elle avait bien le droit de ne pas paraître s’en apercevoir. La lune se levait à ce moment et jetait un peu de clarté dans la voiture. Ernest se re-