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— Je vous prierai de remarquer que vous ne pouvez pas faire autrement.

— De façon que vous ne m’en savez aucun gré ?

— Je vous sais gré d’être là.

Il s’arrêta un moment, puis reprit d’un ton exalté :

— Je vous sais gré d’être là, comme je sais gré à un beau jour de luire sur ma tête, à un air parfumé de courir autour de moi, à une nuit pure de m’enivrer de son silence ; comme je sais gré à tout ce qui m’est étranger de me paraître sous un aspect heureux et céleste.

Tout le commencement de cette conversation avait été jeté d’un coin à l’autre du coupé avec l’intonation railleuse de gens qui font ou veulent faire de l’esprit ; mais Ernest prononça cette dernière phrase avec un si singulier enthousiasme, qu’il déplut à madame Buré. Un mouvement involontaire rapprocha Ernest de sa voisine ; mais elle ne jugea pas à propos de laisser l’entretien s’engager sur ce terrain, et, voulant le ramener à la familiarité ironique par laquelle il avait commencé, elle répliqua sans bouger de son coin et avec un accent de trivialité qu’elle crut nécessaire pour arrêter la poésie de M. Ernest :

— Je suis en vérité trop heureuse de partager votre reconnaissance avec le soleil et la lune.

La phrase ne manqua pas son effet. Ernest se rejeta dans son coin, et, après un moment de silence pendant lequel il se mordit les lèvres, il dit d’un ton assez peu gracieux à madame Buré :

— Madame, la fumée de tabac vous déplaît-elle ?

La question était si saugrenue que madame Buré se retourna pour regarder Ernest, quoiqu’elle ne pût pas le voir.

— Je ne crois pas, reprit-elle froidement, qu’il soit d’usage de fumer dans une voiture publique.

Ernest en fut pour sa sotte demande, et le silence recommença. L’action avait si vivement débuté, qu’Ernest était très-contrarié de la voir cesser si soudainement ; il cherchait tous les moyens possibles de renouer la conversation et n’en trouvait aucun. J’ai été un niais, se disait-il : je me suis laissé aller à parler à cette femme avec le sentiment de bonheur que sa rencontre m’avait inspiré, car on n’est pas plus jolie ; elle m’a répondu par une plate plaisanterie, et maintenant elle joue la dignité. C’est ma faute à moi, qui fais de la poésie à propos de tout ; si j’avais continué à la traiter cavalière-