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nage s’était brisé contre ce cœur d’acier et avait laissé de larges ouvertures à la crainte et à l’amour. À son tour, Arthur avait peur d’Eugénie, et il en avait peur, le misérable, parce qu’il n’avait pu la mépriser. Il la tyrannisait d’autant plus qu’il sentait qu’elle lui était supérieure ; il n’avait eu de cette femme que son corps, il le comprenait, et il voulait avoir son âme. C’est pour cela qu’il la trompait. Voici comment :

Thérèse était revenue chez Eugénie, Thérèse plus calme et ne parlant plus d’Arthur. Écoute bien, mon maître. Ce que je vais te dire est une scène bien vulgaire, mais elle a décidé de l’existence d’Eugénie ; il faut donc que tu la connaisses dans tous ses détails pour connaître toute cette femme. Un jour, Thérèse demanda à son amie de lui prêter quelques objets de toilette, dont elle avait besoin pour le lendemain. Elle avait, disait-elle, à se présenter chez une grande dame qui voulait l’établir, et elle voulait s’y présenter convenablement. Eugénie lui donna tout ce qu’elle avait de plus beau. N’oublie pas que c’est l’histoire d’une ouvrière que je te raconte : en t’expliquant les sentiments d’élite qui vivaient avec elle, je t’ai fait perdre de vue peut-être l’aspect extérieur de cette histoire, tant vous êtes peu habitués à comprendre les supériorités de cœur, si elles ne sont pas vêtues de grands noms et si elles ne marchent pas dans de hautes sphères. Je reviens donc aux misères matérielles de cette vie si poétique. Eugénie prêta à Thérèse, comme je te l’ai dit, tout ce qu’elle avait de plus beau. Ce ne fut ni par indifférence ni par crainte qu’elle agit ainsi, ce fut par pitié pour cette pauvre fille à qui elle avait enlevé, sans le vouloir, l’amant qu’elle adorait, et à l’égard de laquelle elle n’avait pas-même cette excuse, d’aimer cet amant. Elle voulut l’aider autant que possible à trouver ailleurs une compensation à son désespoir, et elle s’offrit à la parer elle-même pour la faire mieux venir des personnes chez qui elle devait se présenter. Mais Thérèse refusa, et bientôt après elle quitta Eugénie, en promettant de lui apprendre le lendemain le résultat de sa visite. Le soir de ce lendemain, Arthur devait venir chez Eugénie ; mais depuis longtemps ses visites avaient été remarquées, et Jeanne, avertie par le murmure des voisins, déclara à sa fille que, si elle osait croire ce qu’on lui avait raconté, elle la chasserait de sa maison. Quinze jours auparavant, si Jeanne eût fait une pareille menace à sa fille, celle-ci l’aurait bravée et en eût peut-être prévenu l’ac-