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en le voyant, et se serra dans son lit autant qu’elle le pouvait avec son bras attaché.

« — Eugénie ! s’écria Arthur, il y a une heure, j’ai appris que vous étiez malade, et me voici. Ma mère sait pourquoi je l’ai amenée ici, et ma mère m’a défendu de sortir. Elle a ordonné aux domestiques de me surveiller, en me menaçant de me faire repartir pour l’Angleterre si je vous revoyais. Mais ce soir il y a bal chez elle, et je me suis échappé. Je suis venu sans chapeau ; je suis venu, toujours courant, vous demander pardon. »

Cet homme qui parlait ainsi n’avait que vingt ans. Crois-tu qu’on doive se défier, à dix-sept ans, d’un enfant de vingt ans qui parle haletant, la voix entrecoupée, les larmes dans les yeux ? Eugénie, la pauvre fille isolée, souffrant dans son lit, eut pitié de la souffrance de cet homme qui avait quitté un bal pour elle.

Eugénie crut à la folie d’un amour qu’elle ne partageait pas, et elle répondit doucement :

« — Eh bien, je vous pardonne ; mais laissez-moi, ne revenez plus, vous me tueriez. »

Il promit de ne plus revenir, et revint tous les soirs, durant un instant qu’il savait dérober à la surveillance de sa mère, surveillance à vrai dire assez insouciante et endormie par l’apparence d’une entière soumission à ses ordres. Pendant ce temps, un médecin que le hasard semblait avoir conduit chez Jeanne, et qui, disait-il, avait appris d’un voisin la maladie d’Eugénie, un médecin envoyé par Arthur était venu la soigner. Lui-même, chaque soir, apportait furtivement les médicaments ordonnés. C’était un dévouement, un repentir, un respect, qui touchèrent Eugénie. Au bout de quelques jours elle ne lui dit plus de ne plus revenir, et quelques jours encore après, et lorsque Eugénie commençait à reprendre espérance en la vie et foi en la sincérité d’une vraie affection, l’implacable coureur de femmes, qui s’était dit : « cette fille sera à moi, » recommença avec cette femme, étendue sur un lit, désarmée de ses vêtements, faible de sa blessure, la lutte épouvantable où il avait été vaincu la première fois. Je ne te dirai pas ce qu’elle eut d’horrible et de désespéré du côté de la victime, ce qu’elle eut de féroce et d’acharné du côté du bourreau ; mais ce fut en tombant de ce lit sur le carreau qu’Eugénie, brisée de douleur et de désespoir, perdit les forces de son corps et de son âme, et ce