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lui. C’était trop pour la malheureuse ; elle se releva, elle les chassa tous deux, et le soir même elle écrivit à lady Ludney qu’elle ne pouvait continuer à travailler pour elle.

Il y a une chose que tu ne sais pas, mon maître, c’est jusqu’où peut descendre l’amour quand il a brisé les liens de l’honneur : je vais te l’apprendre. Thérèse jalouse d’Eugénie, Thérèse qui se savait abandonnée pour elle, Thérèse qui la haïssait, Thérèse revint le lendemain lui demander son pardon et le pardon d’Arthur. Arthur l’avait voulu, et elle avait obéi. À ce prix, il lui avait promis de l’aimer encore, et elle l’avait cru, et elle était allée vers sa rivale s’humilier pour obtenir la grâce de son amant. Ah ! c’est que vous êtes de cruels tyrans, mon maître, quand vous tenez dans vos mains une pauvre fille dont vous avez rendu le cœur fou ou la tête folle, quand vous pouvez, après l’avoir perdue devant elle, la perdre encore devant sa famille, la faire chasser, la livrer au mépris. Arthur savait qu’il pouvait tout cela, et il en usait. Eugénie eut pitié de tant d’humiliation ; elle aurait tant souffert d’être descendue si bas, qu’elle ne voulut pas ajouter à une souffrance qui lui semblait si atroce. Elle pardonna à Thérèse de l’avoir soupçonnée et la laissa rentrer dans sa maison. Arthur osa y revenir en plein jour devant Jeanne, et il vint de la part de sa mère s’étonner de ce que la pauvre fille qui avait promis son travail contre un riche salaire refusât de tenir sa parole. Elle voulut s’excuser, mais Jeanne devint pâle de colère à la nouvelle de cette décision de sa fille, décision prise sans sa volonté, et elle se contenta de répondre :

« — Laissez, Monsieur, laissez ; je me charge de lui faire finir son ouvrage. »

Arthur se retira, soit qu’il ignorât par quels moyens Jeanne comptait arriver à vaincre la résistance de sa fille, soit que la férocité de son désir ne reculât pas devant l’idée de la livrer aux mauvais traitements de sa mère, pour qu’ils la lui livrassent brisée dans son cœur et dans son corps. Mais Eugénie osa tout dire à sa mère, et il fallut bien que celle-ci consentît à ce que l’honneur de sa fille avait décidé. Mais, obligée de céder sur ce point, elle attribua à Eugénie l’insolence qu’elle avait subie.

« — Si tu ne faisais pas ainsi la grande dame, lui dit-elle, si tu n’attirais pas les regards de tout le monde en te parant comme si tu avais des rentes, on ne courrait pas après toi.