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Elle sortit en effet et rentra bientôt. Toutes deux s’établirent alors près d’une petite table, et le chagrin d’Eugénie devint naturellement le sujet de la conversation ; mais celle-ci avait vu sa confiance trop mal accueillie par un homme qui eût dû la comprendre, pour la donner à une femme qu’elle savait légère, folle, inconséquente, et qui quelquefois lui avait fait entendre des conseils qui l’avaient épouvantée. Ce n’est pas que Thérèse fût une bien habile maîtresse en fait de corruption, ce n’est pas qu’elle vantât avec un art infini tout ce qu’une belle fille peut gagner à se perdre ; c’est que Thérèse avait de puissants auxiliaires dans le malheur d’Eugénie et dans le dégoût qu’elle éprouvait pour la vie misérablement honteuse qui lui était imposée. Vainement Thérèse pressait son amie des questions les plus directes, elle n’en pouvait rien obtenir, lorsqu’on frappa légèrement à la porte de la chambre, et presque aussitôt un homme entra. C’était Arthur. Eugénie poussa un cri, et Thérèse dit d’un air dégagé :

« — Eh bien ! oui, c’est lui.

« — Tu le connais, toi ? tu as osé l’introduire ici ?

« — Voyons, voyons ! dit Thérèse, ne sois pas mauvaise camarade. Oui, je le connais ; je ne peux pas le voir à la maison à cause de mes parents qui ne le veulent pas. Toi, tu es plus heureuse, tu es libre, ta mère ne rentrera pas, tous les voisins sont à la promenade, tu peux bien nous laisser causer un instant ensemble. »

Il se passa en ce moment quelque chose de bien étrange dans l’âme d’Eugénie, et il fallut tout le trouble que la découverte de l’intelligence de Thérèse et d’Arthur lui fit éprouver, pour qu’elle ne chassât pas ensemble Arthur et Thérèse.

D’après ce qu’elle venait d’entendre, Arthur poursuivait Thérèse ; c’est Thérèse qu’il venait voir. Qu’avait-elle donc craint, elle, Eugénie ? quel rêve avait-elle fait ? son orgueil s’était-il égaré jusqu’à croire qu’elle inspirait un amour auquel on n’avait même pas pensé ? tout ce qu’elle s’imaginait de sa beauté et de sa distinction avait-il été placé par un homme comme Arthur au-dessous de la beauté et de la bonne grâce de Thérèse ? Eugénie fut cruellement humiliée à ses propres yeux. En se rappelant les paroles du vieil évêque, elle se demanda si elle n’était pas véritablement une folle impertinente, égarée par sa vanité. Elle ignorait que, s’il en eût été ainsi, elle ne se serait pas fait cette question :