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du monde n’eussent pas compris non plus, parce qu’ils n’auraient pas voulu reconnaître qu’elle avait des sentiments aussi haut placés que les leurs. Exilée d’en bas par sa nature, exilée d’en haut par sa misère, elle pleura toute seule. Toutefois elle voulut encore espérer que la poursuite d’Arthur se fatiguerait devant son infatigable résistance, et depuis quelques jours elle croyait avoir prouvé à cet inconnu que toutes ses tentatives étaient inutiles, lorsqu’un soir, au moment où elle sortait de chez madame Gilet, sa voisine, madame Bodin lui dit en l’arrêtant un moment sur l’escalier :

« — Entrez donc un moment voir M. de Souvray, voilà plus de trois semaines que vous n’êtes pas venue lui faire une visite. »

Eugénie, qui trouvait là un motif de dépasser l’heure ordinaire de ses sorties et de tromper ainsi l’attente d’Arthur, entra chez le vieil évêque.

« — Va, va, ma fille, lui dit madame Bodin ; Monsieur est dans le salon. »

Le jour commençait à baisser, et Eugénie s’aperçut, en entrant chez M. de Souvray, qu’il n’était pas seul, sans pouvoir distinguer la personne qui l’écoutait et qui était levée pour se retirer. Le vieil évêque lui disait en ce moment :

« — Oui, monsieur de Ludney, je suis charmé que monsieur votre père se soit souvenu du bon accueil qu’il m’a fait autrefois en Angleterre et qu’il ait assez compté sur moi pour être sûr que je le rendrais en France à son fils. Venez me voir souvent ; vous ne trouverez pas seulement chez moi des vieillards dont la société ne pourrait vous convenir, vous y trouverez aussi quelques jeunes gens de votre âge avec lesquels je veux vous faire faire connaissance. Ce sont les fils de mes vieux amis de province, que j’ai eu le crédit de faire entrer dans la maison du roi, de braves et loyaux royalistes, qui savent tous ce que la cause des Bourbons doit de reconnaissance à l’appui de l’Angleterre. Soyez sûr qu’ils s’estimeront heureux d’offrir leur amitié à l’héritier d’un des plus beaux noms de cette généreuse nation. »

Monseigneur l’évoque, qui avait la promesse de ressaisir sa crosse et sa mitre, avait débité tout cela d’un petit ton de prêche, comme un homme qui veut reprendre l’habitude d’une parole facile et onctueuse. Eugénie s’en était aperçue, et un sourire muet égayait l’habituelle mélancolie de son visage lorsqu’elle entendit répondre ces seuls mots :