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m’avez battue ?

« — Demande-moi pardon !

« — De ce que je ne pourrai pas travailler de huit jours ?

« — Demande-moi pardon !

« — De ce que je ne veux pas être une mauvaise fille ?

« — Demande-moi pardon ! demande-moi pardon ! criait Jeanne, pour qui c’était un motif de rage furieuse que son impuissance à vaincre ce courage passif qui se couchait par terre et qui disait : « Battez-moi, tuez-moi… je ne céderai pas ! »

Jeanne avait promis de ne pas battre sa fille, elle ne la toucha pas, mais elle lui dit avec un ton de menace :

« — Oh ! tu me payeras ce que tu viens de me faire ! »

Voilà ce qu’était la vie d’Eugénie ! Cependant quelques jours se passèrent sans de nouveaux troubles dans la maison. Seulement Eugénie retrouva à la porte de madame Gilet cet homme qui lui avait valu sa dernière souffrance. Elle recula dans un premier mouvement d’effroi, et, comme il voulut l’approcher, elle s’enfuit en lui disant avec terreur :

« — Laissez-moi ! laissez-moi ! »

En te racontant tout cela, baron, il est une chose que je veux surtout te faire comprendre, c’est comment Arthur ne resta point un être indifférent pour Eugénie, ainsi qu’il eût pu arriver à tout autre. Que ce fût de la terreur et presque de l’aversion qu’il lui inspira, c’est possible ; mais il occupa sa pensée, il prit place dans sa vie, il s’y établit. Elle n’eut pas un jour où le souvenir de cet homme ne vînt la troubler. Le dimanche suivant, Thérèse voulut entraîner Eugénie aux Tuileries. Mais c’était aux Tuileries qu’elle avait rencontré cet Anglais, et elle refusa d’y aller. Elle pleurait cependant d’être obligée de sacrifier ainsi son beau dimanche, le seul jour où elle pût aller respirer l’air à pleine poitrine, où elle pût redresser son corps frêle, courbé toute la semaine sur son travail ; elle pleurait amèrement. Quant à Arthur, oh ! c’était bien l’homme comme vous êtes tous, impertinents petits grands seigneurs : il s’étonnait, dans sa vanité de dandy, de fils de lord et de riche Anglais, qu’une petite fille, à laquelle il avait daigné montrer qu’il la trouvait belle, n’en eût pas été immédiatement ravie et reconnaissante.

— Tu exagères toujours, dit Luizzi en interrompant le Diable ; et, puisque tu as l’air de m’adresser tes observations, je te dirai qu’à part quelques sots très-vaniteux je n’ai jamais rencontré parmi nous l’homme que tu me peins, et que, surtout, je ne l’ai jamais rencontré dans un âge si peu avancé.

— Voilà ce qui te trompe, baron, répondit le Diable ;