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qu’ils n’avaient qu’à se présenter pour frapper des Françaises d’une subite passion.

Ce que je te raconte là est arrivé à mille femmes peut-être. Mais pour elles une pareille rencontre et une telle plaisanterie sont restées sans conséquences. Il a fallu un bien étrange concours de circonstances pour que cette rencontre eût des suites si graves pour l’une de ces jeunes filles ! Écoute, et comprends bien qu’il m’est permis, à moi, Diable, de te dire de l’invraisemblable, parce que je te dis du vrai. À part les circonstances que j’ai à te raconter, il faut que tu saches que l’un des hommes à qui s’adressaient ces moqueries, était un de ces êtres qui mettent un intérêt sérieux, ou plutôt ardent, à tout ce qu’ils veulent : c’était une nature vaniteuse, égoïste et corrompue ; c’était un de ces oisifs qui apprennent dans un mauvais livre une vie à suivre et qui s’y attellent de toutes leurs facultés. Arthur Ludney, à vingt ans, s’était proposé Lovelace pour modèle. Mais ne t’imagine pas que ce fût le Lovelace qui, passé de l’original en traduction, de traduction en imitation, est arrivé à être une espèce de sot bellâtre qui se fait adorer en dandinant sa fatuité devant les femmes. Arthur avait remonté à la source. C’était le vrai Lovelace anglais, c’est-à-dire le désir ardent, altéré, persévérant, puis le mépris complet, sec, froid, implacable, lorsque le désir est satisfait ; et cela, non pas avec de la frivolité, des grâces légères, du papillonnage, comme font vos séducteurs, mais avec calme et persévérance, sérieusement et l’esprit tendu vers un but de séduction comme vers l’ambition et vers la fortune.

Tu connais ce beau D…, de l’ambassade anglaise, qui aborde un diplomate et un tailleur avec le même esprit sérieux, qui discute le bouton d’un gilet avec le même soin qu’un article de traité, et qui, ne se fiant qu’à lui seul pour ce qui est difficile, rédige de sa main les dépêches diplomatiques les plus importantes et coupe ses pantalons ? Puisque tu as vu jusqu’où peut aller, dans un esprit distingué, l’amour du dandysme, tu dois comprendre aisément jusqu’où peut aller, chez un homme d’un caractère encore plus persévérant, la prétention au Lovelace. D’ailleurs, le Lovelace est un type anglais que vous n’avez pas ; il est trop absolu pour vous, et surtout trop patient et trop méchant. Tel était l’un des hommes qui s’étaient attachés à la poursuite des jeunes filles, et qui, irrité comme Lovelace, comme Anglais, comme