Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

« — Que faire ? mon Dieu ! que faire ?

« — Oh ! tais-toi, lui dit madame Bodin, ne me perds pas ; j’aurai le courage de ne pas crier, moi qui souffre des douleurs de l’enfer. Va chercher mon médecin, il est prévenu ; va ! »

Eugénie ne vit plus qu’une femme qui allait mourir, elle alla et revint avec l’accoucheur…

Ah ! mon maître, fit le Diable en s’interrompant et en regardant Luizzi d’un air tristement railleur, vos sœurs et vos filles n’ont pas de ces horribles spectacles, elles ne sont pas admises à de pareils secrets ; la vie a pour elles un voile qui ne se lève ou qui du moins ne devrait se lever qu’au jour du mariage. Il n’en est pas ainsi du pauvre ; il a toute occasion d’apprendre tout, et la première fois qu’Eugénie sortit de son ignorance de jeune fille, ce fut pour assister à un accouchement, pour recevoir un enfant illégitime et cacher la honte d’une femme qu’elle connaissait à peine. La délivrance de madame Bodin fut heureuse et rapide. Pendant que le médecin lui donnait les derniers soins, Eugénie alla chez M. de Souvray et dit au vieillard ce qu’elle avait été forcée de faire. Il l’écouta sans comprendre ou sans vouloir comprendre l’héroïque dévouement de cette enfant, et lui répondit froidement :

« — C’est tout ce que je voulais. Cet accouchement ne pouvait avoir lieu chez moi ; il m’eût trop compromis, vous devez sentir cela, Eugénie, surtout à un moment où le retour des Bourbons me donne l’espoir de reprendre la place qu’on m’a enlevée. Il n’eût fallu pour me perdre que les mauvais propos que cela eût pu faire naître. »

N’admires-tu pas, baron, le flegme de cet homme qui calculait sa fortune sur la chute d’un empire et qui avait peur des méchants propos de quelques voisins ? et cela, à soixante-dix ans, quand il n’avait déjà plus la force de coiffer la mitre et de porter le bâton pastoral ? Puis, quand il eut bien mis à nu tout l’égoïsme de sa sécurité, oubliant que ce qui pouvait lui enlever tout au plus un reste d’ambition de vieillard pouvait perdre le vaste avenir d’une jeune existence, il promit de prendre les dernières précautions pour cacher l’enfant.

Dès que le jour fut assez sombre pour que l’on pût sortir de la maison d’Eugénie sans être vu, la fille innocente et le médecin sortirent ensemble ; elle emportait sous son châle le nouveau-né dont elle étouffait les cris, et, quand elle rencon-