Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/407

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garité de ces rêves le rêve des entretiens nobles, des occupations élevées, des plaisirs délicats de l’esprit, des succès du talent, il lui faut une grande vertu pour ne pas acheter tout cela par une faute qu’on lui dit être, à elle seule, le bonheur ? Et je ne te parle pas de l’amour, mon maître, car vous l’avez aussi pour excuse aux égarements de vos femmes, qui sans cela n’en auraient aucune. Eugénie était cette fille dont je viens de te parler. Elle avait déjà dix-sept ans lorsque l’événement que je vais te raconter changea en malheur actif la souffrance passive et résignée de son âme. Elle était belle alors. Cette frêle et chétive nature s’était développée soudainement ; sa taille s’était rapidement élancée, elle était flexible et menue comme le jeune arbre planté à l’ombre, qui se hâte de gagner le soleil. Une blancheur éclatante répandue sur son visage prouvait cependant que les forces vives de ce beau corps ne s’étaient pas développées aussi vite que sa taille, et Eugénie, après avoir été une chétive petite enfant, était une grande et faible jeune fille.

À l’époque dont je te parle, elle était chez madame Gilet, l’une des plus célèbres couturières de Paris, qui demeurait aussi dans la rue Saint-Honoré. Ses ateliers occupaient le côté d’une cour dont l’autre côté était habité par M. de Souvray, évêque sans évêché, qui, après avoir longtemps végété en Angleterre, était revenu vivre en France de la pension accordée par Napoléon aux prêtres sans emploi. Dans les ateliers de madame Gilet, Eugénie avait choisi une amie : c’était cette Thérèse avec qui elle avait été enfant dans ses jours de bonheur, et qui lui plaisait par un air de distinction et une coquetterie de parure qui faisait douter du peu qu’elle était. C’était, dis-je, par là qu’elle plaisait à Eugénie, plus que jamais en proie à ce besoin d’élégance inné en elle, et leur amitié n’avait guère que ce lien frivole d’être les deux plus belles et les deux mieux mises de leur magasin. Les habitudes du voisinage avaient introduit ces deux jeunes filles chez M. de Souvray. Cette liaison d’un homme comme l’ancien évêque et de deux enfants placées si loin de lui s’était faite par l’intermédiaire d’une certaine madame Bodin, qui tenait la maison du vieil évêque. Madame Bodin était une femme de trente ans à peu près, dont la beauté avait excité des soupçons qu’à ton sourire je vois que tu partages. Cependant il n’en était rien, et, si M. de Souvray était attaché à cette femme, c’est qu’elle le servait avec zèle et dévouement,