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cupât d’elle. Tu n’as jamais vu mourir personne, baron ; tu n’as jamais passé les douze heures d’une longue nuit à côté du lit d’un mort ; tu ne sais pas ce que c’est que de contempler à la lueur d’une lampe vacillante un visage qui, quelques heures auparavant, vous souriait avec amour, de regarder des lèvres immobiles et froides qui vous disaient : « Enfant, je t’aime ! » de tenir dans sa main brûlante une main glacée qui, quelques heures auparavant, se posait sur votre tête et vous couvrait de sa protection ; tu ne sais pas l’immense enseignement qui se résume dans ces quelques heures, ce qu’elles apportent de réflexion et de maturité à la pensée, ce qu’elles donnent de résignation à l’âme. Oh ! s’il m’était permis à moi, Satan, de vouloir rendre les hommes bons et saints, je les enverrais souvent regarder mourir et je les enverrais souvent s’entretenir avec la mort. Ce n’est pas à onze ans qu’on se rend compte de la vie ; mais à tout âge on comprend quand on souffre, et Eugénie souffrait. Ce mot : Pauvre enfant ! que son père lui disait dans toutes ses douleurs et qu’il lui avait laissé comme un dernier adieu, ce mot résonnait sans cesse à son oreille. Toute petite, elle se levait sur la pointe des pieds pour voir ce visage doux et calme de son père, espérant que ce triste mot : Pauvre enfant ! qu’elle demandait autrefois avec un sourire, viendrait encore une fois lui dire d’espérer ; mais rien ne répondait. Oh ! c’était pour elle un effroyable désespoir que cette immobilité de la mort contre laquelle on frappe vainement sans l’agiter, que ce silence de la mort qui dit sans voix : « Rien, rien, plus rien ! » Puis, à travers l’étroit espace qui la séparait de la chambre où on avait emporté Jeanne, elle entendait les gémissements de sa mère et les consolations empressées qu’on lui prodiguait ; et, se voyant ainsi abandonnée, elle sentit que la vie, comme la mort, lui répondait : « Rien, rien, plus rien ! » Alors elle voila la figure de son père, se mit à genoux et pria Dieu.

Luizzi écoutait le Diable avec un singulier et muet étonnement depuis le commencement de son récit, mais il ne put s’empêcher de se récrier au ton solennel et triste avec lequel l’archange déchu prononça cette dernière parole. Satan regarda Luizzi de son œil fauve et brûlant, et reprit :

— Elle pria Dieu, mon maître, elle pria Dieu et reprit espérance ; car Dieu, vois-tu, Dieu a gardé l’espérance dans sa main pour la répandre sur les hommes qui le prient. Elle