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qui s’en accusait quelquefois ! D’autres jours il s’en allait avec son enfant, l’emmenant à travers la campagne, la portant dans ses bras jusqu’à de beaux sites qu’il aimait, et là il lui montrait la nature. Saintement inspiré, il lui disait : « Vois comme c’est beau ! comme il fait bon respirer et dormir ici ! » Et il berçait son enfant sur ses genoux : et, l’enfant bientôt endormi, s’éveillait quelquefois au bruit des sanglots étouffés de Jérôme, et elle lui jetait ses bras autour du cou, lui disant : « Pauvre père ! pauvre père ! » Et il lui répondait : « Pauvre enfant ! pauvre enfant ! » Puis ils revenaient bien lentement ensemble, le plus lentement qu’ils pouvaient, et Jérôme disait à Eugénie : « Tu ne diras pas à ta mère que nous avons pleuré. »

Il fallut cependant que Jérôme cédât à la volonté formelle de sa femme et qu’il permît d’utiliser le peu de force de cette enfant inutile. Jeanne la trouvait assez savante, mais pas assez productive. On mit Eugénie en apprentissage chez une couturière. Là encore elle montra une adresse rare et une vive intelligence. Mais, là encore, l’habitude de voir sans cesse de brillantes étoffes et d’élégantes toilettes lui rendit de plus en plus odieux le lourd accoutrement dont sa mère l’affublait. Le malaise de sa nature, dans la vie misérable qu’elle menait, se révélait par les seules choses dont elle pût se rendre compte, par un soin excessif de sa personne, par le désir des délicatesses matérielles, en attendant que celles de l’âme fussent intelligibles pour elle. Ne crois pas cependant, baron, que cette enfant, si maltraitée par sa mère, eût été instruite à la révolte contre elle. Tant que ce ne fut qu’une toute petite enfant, l’antipathie de sa nature résista instinctivement à l’autorité maternelle, parce qu’elle était grossière ; mais, dès que sa jeune intelligence put comprendre l’idée du devoir, Jérôme lui apprit combien était sacré le titre de mère, il lui apprit tout ce qu’il demandait de soumission et d’obéissance ; et Eugénie, confiante en la parole de son père, accepta sans murmurer cette obéissance et cette soumission. Elle avait onze ans, et rien n’annonçait encore qu’elle dût devenir un jour la femme grande et belle que tu connais. Le terme de son apprentissage approchait, tant elle avait d’amour pour un travail où elle touchait sans cesse de la soie, de la mousseline, de fines batistes, des choses douces, frêles, élégantes comme elle. Un jour, une autre enfant de la maison, appelée Thérèse, vint chercher Eugénie en pleurant et en criant qu’on