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qu’elle ne connaissait pas et dont elle n’avait jamais senti le besoin. Pour elle, une enfant pâle, chétive, sauvage, frêle, n’était qu’une charge insupportable ; et, lorsqu’un des riches locataires de la maison, la rencontrant par hasard sur un palier, s’informait à Jeanne de sa fille Eugénie, cette enfant si mièvre et si distinguée, elle répondait brutalement : « Je ne sais pas comment m’est venu ce petit laideron rachitique. » Jérôme au contraire adorait sa fille ; et, toute petite qu’elle était, Eugénie devint pour lui une consolation. Tous deux, sans que le père osât le dire à l’enfant, sans que l’enfant pût s’en rendre compte, souffraient silencieusement de cette tyrannie brutale qui marchait à côté d’eux, la parole en main et le poing levé. Eugénie était une enfant bizarre, faisant retentir la maison de ses cris et de ses rires tant que son père était absent, fuyant sa mère et se faisant poursuivre par elle d’étage en étage. Souvent elle avait trouvé un refuge chez le marquis de La Chesnaie, qu’elle amusait par son babil. Ce fut une des plus graves circonstances de sa vie ; car, lorsque les filles de la maison découvraient Eugénie dans l’antichambre, se cachant derrière un domestique pendant que sa mère tempêtait sur l’escalier, elles s’emparaient d’elle et s’amusaient à l’habiller de mille façons qui lui seyaient toutes à merveille, tant il y avait de grâce particulière dans ce jeune corps et dans cette douce et naïve figure ! Eugénie se plaisait à cette occupation et aimait surtout, non pas à s’entendre dire qu’elle était jolie, mais qu’elle avait l’air d’une demoiselle ; et ce n’était qu’avec peine qu’elle reprenait ses habits grossiers et taillés sans grâce. C’était en elle un besoin d’élégance inné que ce badinage développa encore. Cependant, dès que son père paraissait, elle quittait tout pour lui. Elle rentrait dans sa pauvre mansarde, et les petites filles de son âge passaient vainement devant sa porte en lui criant : « Eugénie ! nous allons jouer dans le jardin ; » elle demeurait à côté de son père, lui lisant un livre grave, un chapitre de l’histoire romaine qu’elle ne comprenait pas, mais heureuse parce qu’elle voyait son père satisfait. Et lui, prenant alors son enfant sur ses genoux, serrait doucement ses petits pieds délicats et ses petites mains, et lui disait tout bas : « Oh ! va, tu ne seras jamais la femme d’un ouvrier, la femme d’un brutal ; tu y mourrais, pauvre petite. » C’est qu’il y mourait, lui, le malheureux jeune homme, pauvre âme poétique et ignorante qui ne savait où répandre ses douleurs et