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« — Jeanne est dans la chambre ! Jeanne est dans la chambre !

« — Oui, elle y est, dit Jérôme.

« — En ce cas, répondit le propriétaire, vous comprenez que je ne puis vous garder plus longtemps, je ne puis permettre un tel scandale dans ma maison.

« — C’est sa maîtresse ! c’est une coquine ! c’est un vaurien ! Il lui a fait un enfant ! s’écriait-on de tous côtés. Qu’on le chasse, s’il ne veut pas l’épouser !

« — Eh bien ! je l’épouserai, répondit Jérôme, et malheur à qui osera lui adresser une injure à présent ! »

Puis il se tourna vers Jeanne et lui dit :

« — Venez, Jeanne, et ne craignez plus que personne vous fasse le moindre reproche, car vous êtes ma femme maintenant. »

Ce fut ainsi que Jérôme, le beau jeune homme au cœur doux et mélancolique, épousa la grosse fille réjouie et brutale dont tu vois aujourd’hui les restes. Huit mois après ce mariage, Eugénie, comme je te l’ai dit, fut portée à la mairie et inscrite sur le registre de l’état civil, comme étant la fille de monsieur et madame Turniquel. Eugénie fut longtemps une pauvre et chétive créature, bien mièvre, bien pâle, bien maladive. Joueuse comme un papillon, elle échappait le plus qu’elle pouvait à la surveillance de sa mère, qui la punissait brutalement de ses moindres défauts d’enfant. À vrai dire, elle bravait ses châtiments avec une résolution qui irritait surtout cette femme brusque et violente, dont la grossière nature ne pouvait comprendre tant de courage dans un corps si frêle ; mais, lorsque le soir venait et que Jérôme rentrait de l’ouvrage, s’il voyait sa fille en pénitence dans un coin, et s’il lui disait doucement, en tournant vers elle ses beaux yeux si doux et si tristes : « Eugénie, tu n’as pas été sage, » l’enfant fondait en larmes et demandait humblement pardon à son père, non pas d’avoir mal fait, mais de lui avoir causé du chagrin.

Jeanne ne voyait pas sans haine contre son enfant cette soumission à Jérôme et cette révolte contre elle : c’était en la battant cruellement qu’elle se vengeait de la préférence de sa fille pour son père. Il était souvent obligé de s’entremettre pour que l’enfant ne succombât pas aux mauvais traitements qu’elle recevait. Pour laisser à Jeanne moins d’occasions d’être irritée contre sa fille, il l’envoya à l’école, et l’enfant fit de si rapides progrès que son père en était ravi. Mais madame Turniquel ne pouvait estimer une instruction