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son, dont le premier était occupé par M. de La Chesnaie, sa femme, sa fille et son fils. Tous les étages supérieurs étaient divisés en petits logements, dont Jérôme Turniquel occupait le moindre. Ce que tu connais de madame Turniquel ne doit guère te faire comprendre ce qu’était son mari. Jérôme était maçon. Il avait vingt ans lorsque Jeanne Rigot en avait trente. Dans l’état misérable où Jérôme était né, il avait commencé sa vie par le travail ; il était orphelin, et, à peine âgé de huit ans, il servait les maçons pour gagner son pain. Des principes de probité qui semblaient innés en lui, car il n’avait reçu aucune espèce d’éducation, l’avaient toujours préservé de l’entraînement des mauvais exemples. Aussi, à vingt ans, Jérôme était-il déjà sorti de sa position de manœuvre ; ses maîtres lui confiaient la direction de travaux importants et le montraient en exemple à tous leurs ouvriers. Cette fermeté que Jérôme avait contre lui, il ne l’avait que rarement contre les autres, à moins qu’il ne s’agît de l’exécution rigoureuse de ses devoirs. Jérôme était une de ces natures bonnes, simples, candides, qui se blessent elles-mêmes quand il leur faut frapper sur les autres ; peut-être aussi se mêlait-il à cette bonté de Jérôme, je ne dirai pas du dédain pour sa profession, à laquelle il se livrait avec ardeur, mais une sorte de dégoût à se trouver incessamment en contact avec des êtres brutes, grossiers et insolents, et qu’on ne peut souvent dominer que par les brutalités et l’insolence. Toute l’espérance de Jérôme était donc d’arriver assez vite à la fortune, ou plutôt à l’aisance, pour que ce contact ne fût plus si immédiat. Ce n’était pas fierté, c’était délicatesse : il ne méprisait pas ses camarades. Ses camarades le blessaient. C’était comme une main fine et blanche forcée de presser une main rude et calleuse dont l’étreinte la faisait souffrir. Aussi, dans tout le quartier Saint-Honoré, les femmes ne l’appelaient-elles pas autrement que le beau Jérôme. En effet, Jérôme était véritablement beau, et son caractère retiré, triste et mélancolique, ajoutait à cette beauté une distinction dont les gens de sa classe se défendaient de ressentir l’influence par jalousie, mais qui avait son expression la plus complète dans un seul mot des petits enfants du quartier : ils appelaient Jérôme monsieur Jérôme. Il avait vingt ans, et, le front courbé vers le sillon de travail qu’il traçait devant lui, il n’avait pas encore levé la tête pour regarder la belle espérance qu’il se faisait de l’avenir ; car il avait peur de la