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meilleur que les autres hommes, car je commence à croire que c’est un rôle de dupe.

— Tu n’as jamais valu mieux que les autres, reprit Satan. Tu as été, tu es même à cette heure plus vil et plus bas qu’aucun de ceux que tu as si cruellement blâmés, car ils ont eu de longues années pour arriver pas à pas à l’oubli de toute générosité et de tout bon sentiment, ils ont eu l’humiliation imposée par de plus riches qu’eux, ils ont eu la misère, le malheur, le mépris ; et toi, qui n’as rien subi de tout cela, tu as perdu comme eux toute générosité, toute grandeur, à la menace seulement des douleurs qu’ils ont souffertes.

— Mais qu’est-ce donc que ma vie ? s’écria Luizzi, en qui s’agitaient encore des restes d’honneur et de fierté.

— C’est la vie humaine, la vie que les autres mettent douze ou quinze ans à accomplir et qui pour toi n’a duré qu’un quart d’heure. Je t’avais volé sept ans de ton existence, mais tu as rattrapé le temps perdu, tu n’as pas à te plaindre.

— Implacable et froid railleur, repartit Luizzi, achève ton exécrable mission, arrache-moi la dernière de mes illusions, apprends-moi que cette femme que je vais épouser est une fille perdue, dis-moi toutes ses infamies, ne m’en cache aucune, afin que je boive jusqu’à la lie la coupe amère de mes propres bassesses.

— Tu es donc bien décidé à épouser cette femme ? Ne préfères-tu pas me donner dix ans de ta vie ?

— Pour me retrouver vieux dans la misère ? non, reprit le baron, non. Quelle que soit cette femme, je l’épouserai.

— Tu as encore près de deux ans pour tenter la fortune par des moyens honorables, reprit le Diable.

— Non, repartit Luizzi avec une espèce d’acharnement sans raison ; que ferais-je ? et que sais-je faire ? irais-je demander un emploi misérable à tous ces hommes que j’ai écrasés de mon luxe ? me faudra-t-il mendier un travail que je ne saurais pas accomplir, et montrer une incapacité qui doublerait ma honte et mon désespoir ? non, je veux épouser cette femme, je l’épouserai.

— Tu es bien décidé ? repartit Satan.

— Oui, répondit le baron en montrant un siége au Diable et en lui faisant signe de s’asseoir.

— Eh bien donc ! reprit celui-ci, apprends ce qu’elle est.