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Paris aussi, des hommes empressés de prévenir et d’accomplir les désirs de leur femme ?

— Sans doute, dit le gros commis d’agent de change, qui crut devoir un moment s’unir au clerc de notaire pour venir en secours à la félicité parisienne vivement ébranlée par la harangue de l’avoué, sans doute à Paris aussi il y a des maris qui font le bonheur de leur femme.

— Seulement, reprit le clerc, ce bonheur a quelque chose d’un peu plus élégant. Au lieu de vos gros plaisirs de province, ce sont les plaisirs les plus délicats ; au lieu de vos tristes et froides réunions, ce sont les bals les plus brillants.

— Avec Collinet et Dufresne, dit le commis d’agent de change.

— Au lieu de vos soirées ennuyeuses, occupées à faire de la tapisserie, ce sont les Italiens et l’Opéra.

— Avec M. Tulou et Rossini, dit l’agent de change…

— Au lieu de vos plaisirs champêtres, reprit le clerc, ce sont…

— Ce sont, dit l’agent de change en l’interrompant, des courses au Champ de Mars, des chevaux superbes, des toilettes magnifiques.

— Et tout cela est bien misérable encore ! dit M. de Lémée. Parlez-moi d’un homme qui peut ouvrir à sa femme tous les salons, non-seulement ceux de la France, mais ceux de l’Europe, qui lui donne accès dans les cours de tous les grands États, qui la voit recherchée, considérée partout où il la présente, et qui peut la présenter partout.

En ce moment, l’avoué, le clerc et le commis, attaqués dans leur roture, se mirent en devoir de répondre à M. de Lémée, et déjà ils parlaient tous ensemble, lorsque M. Rigot prit la parole, et immédiatement un profond silence s’établit.

— Mais vous, monsieur le baron, dit-il en s’adressant à Luizzi, que pensez-vous de tout cela ?

Armand allait répondre, et chacun se penchait pour l’écouter ; car il avait acquis par son silence l’autorité de l’homme qui n’a encore rien dit, auquel on suppose des idées de réserve et dont il semble que les paroles vont clore toute discussion.

— Je pense, dit Luizzi…

Il n’alla pas plus loin, car il fut interrompu par une paire de bottes admirablement cirées, que le jockey dont nous avons parlé posa sur son assiette en laissant échapper un petit rire satisfait. À cet aspect, M. Rigot éclata de son côté. Tout le monde l’imita, jusqu’à madame Peyrol, qui ne put s’empêcher de céder au rire homérique de toute la table.