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château du Taillis, avait des données assez exactes sur celle des deux futures à qui les deux millions de dot avaient été donnés. Pour s’assurer de la vérité, Luizzi s’adressa à M. Bador, qu’il supposait aussi dans les confidences intimes de M. Rigot.

— Vous devez sans doute peu estimer, lui dit-il, la profession de notaire et d’agent de change, et je suppose que vous ne conseilleriez pas à une femme de choisir entre elles.

À cette question, assez grossièrement directe pour que tout le monde en fût embarrassé, madame Peyrol regarda le baron d’un air tout à fait étonné, comme si elle ne s’attendait pas à pareille chose de sa part. L’avoué seul resta calme, et répondit avec une négligence assez dédaigneuse :

— Pour ma part, Monsieur, je crois que la profession d’un homme est une chose assez indifférente. Seulement il me semble qu’il faut que sa position soit faite, assise, régulière, et qu’elle ne repose pas sur des espérances presque toujours illusoires ; je crois enfin qu’il faut qu’un homme ait fait ses preuves avant de penser à se marier.

— Voilà qui est bien raisonné, dit le baron, et c’est parler comme un homme établi.

— Oui, Monsieur, reprit l’avoué, comme un homme qui connaît le monde et qui l’a expérimenté ; comme un homme qui sait que le bonheur n’est pas dans ce luxe de fêtes et de bals au sein desquels une femme d’agent de change ou de notaire passe sa vie ; comme un homme qui sait que le bonheur n’est pas pour une femme dans ce que vous appelez une position élevée, où on lui rend souvent en impertinence la fortune qu’elle a apportée. Enfin, j’en parle comme un homme qui croit que le bonheur est dans une vie douce, honnête, retirée, au milieu d’une famille honorable, avec un mari qui s’occupe avant toute chose de prévenir les moindres désirs de sa femme, de les accomplir, et de n’avoir d’autre pensée qu’elle.

L’avoué débita tout ce petit discours avec une grande affectation et en tenant les yeux sans cesse fixés sur Ernestine, qui sembla l’écouter avec un véritable intérêt. Tandis que Luizzi observait ce nouveau manége, ne sachant plus laquelle des deux, de la mère ou de la fille, était destinée à la dot, le clerc de notaire ne voulut pas laisser sans réponse la touchante théorie de l’avoué :

— C’est un bonheur de province dont vous nous parlez là ; et, en tout cas, croyez-vous qu’il ne se trouve pas, à