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ne savez pas au juste la distance qu’il y a de votre village à un château voisin ?

— Vrai ! non, je ne sais pas, répondit le postillon ; nous autres, bons Normands, nous sommes de braves gens qui allons tout droit notre chemin ; et mon droit chemin, à moi, c’est la grande route. Quant à ce qui se passe à droite et à gauche, je m’en soucie comme d’un verre de cidre.

— Peut-être vous vous soucierez un peu plus d’une pièce de cent sous, reprit Luizzi, et elle vous rendra la mémoire !

Le postillon guigna l’écu d’un air goguenard, et repartit :

— Hai ! vous m’en donneriez dix fois autant que je ne pourrais pas vous dire ce que je ne sais pas.

— En ce cas, repartit Luizzi, qu’on me donne des chevaux ! Probablement le postillon qui sera chargé de me conduire saura mieux sa route que vous.

— Vous n’avez point de chance, reprit le Normand : pour le moment il n’y a ici ni d’autres postillons que moi ni d’autres chevaux que les miens, et nous revenons de Caen il n’y a pas cinq minutes.

— Eh bien ! donne-moi ces chevaux et demande ton chemin.

— Vous croyez comme ça, dit le Normand en s’en allant, que je vais tuer mes bêtes pour une méchante poste à trente sous et quinze sous de guides ? Il faudra que vous attendiez comme les autres.

— Est-ce qu’il y a des voyageurs, dit le baron, qui comme moi ne peuvent continuer leur route ?

— De vrai, il y en a trois ou quatre dans la grande salle qui sont tout aussi pressés que vous, et qui attendent en jabotant les uns avec les autres.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Luizzi, faites remiser ma voiture ; je passerai la nuit dans cette auberge, et je partirai demain au grand jour. Il se fait déjà tard, et je n’ai pas envie d’aller patauger dans des chemins de traverse pour arriver au milieu de la nuit chez un homme que je ne connais pas.

Le postillon s’arrêta à cette dernière parole de Luizzi ; et, parlant toujours avec un sourire équivoque et avec cet œil normand qui regarde d’autant mieux qu’il fait semblant de ne pas voir, il lui dit :

— Vous ne connaissez pas M. Rigot ?

— Pas le moins du monde. Est-ce que vous le connaissez, mon garçon ?

— Que oui, que je le connais ! c’est moi qu’il préfère toujours pour le conduire.

— Diable ! fit Luizzi. Et vous ne savez pas où est son château ?

Tout l’air de ruse du bas Normand fit place aussitôt à une