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« — De ce que vous êtes venu.

« — Vraiment ? et pouvez-vous me dire pourquoi ?

« — Si je vous le dis, vous ne serez pas trop fat ?

« — Oh ! mon Dieu ! je vous jure qu’il y a bien longtemps aussi que je ne me donne plus cette peine-là.

« — En ce cas, je vais vous avouer la cause de mon humeur. Je vous ai rencontré hier dans un monde insupportable, vous ennuyant comme moi au milieu de gens qui s’amusaient ; vous m’avez fait passer une bonne et douce soirée ; je n’ai pas compté le temps, croyez que c’est beaucoup pour moi ; vous ne vous êtes pas aperçu que vous perdiez le vôtre, et c’est sans doute aussi quelque chose pour vous. Plus tard, ce souvenir me serait revenu et à vous aussi. Il est sans doute bien pâle à côté de tous ceux de votre vie, et il eût été bien effacé pour moi, si j’avais été forcée d’aller le rechercher dans les souvenirs bruyants de mes premières années ; mais, dans l’existence déserte que je mène et vous aussi, il eût pris une heureuse place.

« — Et pourquoi voulez-vous qu’il l’ait perdue ? repartit le général, en interrompant Olivia.

« — Oh ! dit-elle, ne faites pas de la vieille galanterie avec moi ; je vaux mieux ou moins que cela. Le souvenir a perdu sa bonne place, parce que vous êtes venu ici, parce que vous y avez rencontré M. Libert, parce que j’ai senti que vous me jugiez selon ma position, et parce que véritablement vous m’avez jugée comme je vous le dis. »

Pendant qu’Olivia parlait ainsi, le général la regardait : il s’aperçut alors de sa beauté souveraine, plus touchante depuis qu’elle était alanguie par la douleur physique et la tristesse. Il reprit, après un moment de silence :

« — De tout ce que vous venez de me dire, la seule chose que je ne comprenne pas, c’est cette vie déserte dont vous me parlez.

« — Et voilà qui m’étonne tout à fait, dit Olivia, non pas que je ne puisse avoir autour de moi un cercle de brillants adorateurs : le succès de certaines femmes doit me faire croire qu’il ne me manquerait pas si je daignais l’appeler. Mais, dites-moi, quel intérêt voulez-vous que j’y prenne ? celui d’un entretien aimable ? Je vous avoue que j’ai été bien gâtée de ce côté. Serait-ce le besoin d’hommages… amoureux ? Je vous avoue encore que ces hommages ayant perdu, dans le monde que je pourrais voir, la séduction que leur prêtaient jadis un grand nom et de grandes manières, je suis peu tentée de les accueillir et de faire un nouvel apprentissage de l’amour.

« — L’amour ! dit M. de Mère. Mais voilà ce