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il faudrait que le public connût les vrais talents.

— Les directeurs sont intéressés à les engager.

— Est-ce qu’ils s’y connaissent ? Le talent qu’ils estiment, c’est celui de la flatterie. D’ailleurs, les jalousies de certains individus qui tiennent les premiers emplois sont insurmontables. Tenez, il y a huit jours, avant d’avoir retrouvé mon père… car vous savez que j’ai eu le bonheur de retrouver mon père, le comte de Bridely ?

— Oui… oui… fit Luizzi en regardant Ganguernet, qui se mit à rire de son gros rire.

— Eh bien ! comme je vous le disais, Monsieur, il y a quinze jours j’étais chez le directeur de l’Opéra-Comique. Il était fort embarrassé, car son premier ténor refusait de jouer le soir, un dimanche : c’était quatre mille francs de recette perdus. Pendant que nous discutions les clauses de notre engagement, il envoya le médecin dans la loge du ténor pour constater le bon état de sa santé… je ne dis pas de sa voix… elle est aux incurables depuis longtemps. Nous étions sur le point de conclure, lorsque le régisseur vint dire que le premier ténor consentait à jouer une petite pièce en un acte.

« — Bon ! m’écriai-je, il sait que je suis ici.

« — Il est possible, Monsieur, me dit le régisseur, qu’il vous ait vu entrer.

« — Eh bien ! repris-je, voulez-vous que je le fasse jouer ?

« — Pardieu ! vous me rendriez un grand service, me dit le directeur.

« — Alors priez-le de descendre, lui répondis-je. »

En effet, le ténor arriva d’un air d’humeur. Je me tenais dans un coin.

« — Je ne puis jouer, s’écria-t-il en arrivant, je suis fatigué et malade. »

Je ne fis pas la moindre observation, mais je commençai une gamme ascendante de l’ut d’en bas à l’ut aigu, do ré mi fa sol la si do ré mi fa sol la si do do do, avec une tenue assez soignée. Le ténor me regarda, et dit au directeur :

« — Je jouerai demain dans deux grandes pièces. »

— Cela me semble merveilleux, repartit Luizzi.

— Eh bien ! monsieur le baron, croiriez-vous qu’un moment après, lorsque je venais de lui donner quatre mille francs de recette avec une gamme, ce drôle de directeur me refusa un engagement de mille écus ?

— Je le comprends très-bien, reprit le baron, qui avait encore l’oreille écorchée de la double gamme de l’Elléviou.

— C’est tout simple, fit celui-ci en saluant, il est l’esclave de ce misérable ténor.

— C’est probable, repartit Luizzi ; mais j’ai oublié de demander à M. Ganguernet ce