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mille.

— Voilà qui est admirable de ta part, reprit le baron ; mais réussiras-tu ?

— Je l’espère parbleu bien ! Cela doit avoir de trop beaux résultats.

— C’est presque une vertu que l’oubli de la haine, et tu comptes y arriver ?

— C’est-à-dire je compte arriver à son plus actif développement. Il naîtra dix enfants du mariage : cinq qui prendront le parti de leur père, cinq le parti de leur mère. De là, querelles, troubles, fratricides.

— Infâme ! dit le baron.

— Tu me trouvais si bon tout à l’heure ?

— Tu ne réussiras pas, je l’espère.

— Bon ! fit le Diable, déjà le mari a envoyé à la femme les présents d’usage.

— Plaît-il ? dit le baron ; il me semble avoir lu dans le livre d’un de nos plus savants géographes que c’était la famille de la femme qui envoyait les présents au mari.

— Eh bien ! pour un savant, il ne s’est pas trop trompé : il y a au moins des présents dans l’affaire, c’est quelque chose. Vous avez tant d’académiciens qui mettent des villes où il y a des marais, et des déserts où il y a des villes, que celui dont tu parles mérite bien la réputation dont il jouit.

— Tu oublies que je vais te rappeler.

— Je t’ai dit que je courais à Pékin et que je revenais à l’instant.

Le Diable disparut, et Luizzi donna l’ordre qu’on introduisît M. Ganguernet et le comte de Bridely. Ce nouveau monsieur était véritablement un très-beau jeune homme, les doigts passés dans les entournures de son gilet, et qui eût paru assez distingué sans l’énorme frisure qui le couronnait, les boutons de diamant et les chaînes d’or qui obstruaient sa chemise, les bagues qui cerclaient ses gros doigts. Après les salutations d’usage, le baron se trouva assez embarrassé d’entamer le sujet de conversation pour lequel il avait reçu Ganguernet, car il ignorait si M. Gustave le savait instruit de son secret. Cependant il n’y avait pas à reculer ; il se jeta donc franchement en avant, et dit à Gustave :

— Vous êtes donc décidé à quitter le théâtre, Monsieur ?

— Eh ! monsieur le baron, repartit celui-ci en passant ses mains pommadées dans le fourré de ses tire-bouchons, que voulez-vous qu’un homme de quelque talent fasse encore au théâtre ?

— Mais il me semble qu’il y a place pour tout le monde ?

— Je le crois bien, fit l’Elléviou en se dandinant, car il n’y a personne. Mais les médiocrités sont à la mode, et je ne suis pas assez intrigant pour les chasser.

— Il me semble encore, reprit Luizzi, que le public est un juge qui classe mieux les vrais talents que l’intrigue ?

— Pour cela, monsieur le baron,