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défaut du temple, la divinité demeura pour continuer la foi du baron, et madame Dilois, doucement affaissée dans son fauteuil de bureau, sa belle main blanche posée sur les pages griffonnées d’un livre courant, les pieds timidement posés sur la brique humide et froide, parut à Luizzi un ange exilé, une belle fleur perdue parmi des ronces. Il éprouva pour elle un sentiment pareil à celui qu’il ressentit un jour pour une rose blanche mousseuse qu’un savetier avait posée sur sa fenêtre entre un pot de basilic et un pot de chiendent. Luizzi acheta la rose et la fit mettre dans un vase de porcelaine sur la console de son salon. La rose mourut, mais elle mourut dignement. Luizzi conquit la réputation d’être quelque peu chevaleresque.

Le baron ne pouvait guère acheter la fleur penchée qu’il avait devant lui ; mais peut-être pouvait-il la cueillir (je vous demande pardon de la pensée et de l’expression, Luizzi était né sous l’empire). Il lui prit donc la fantaisie ou plutôt le désir d’être comme une étoile dans le ciel voilé de cette femme, de jeter un souvenir rayonnant dans l’ombre froide de sa vie. Luizzi était beau, jeune, parlait avec un accent d’amour dans la voix ; il n’avait ni assez d’esprit pour manquer de cœur, ni assez de cœur pour manquer d’esprit. C’était un de ces hommes qui réussissent beaucoup auprès des femmes : ils ont de la passion et de la prudence, ils sont à la fois de l’intimité et du monde, ils aiment et ne compromettent pas. Luizzi avait vu tant de fois cette médiocrité préférée aux amours les plus flatteurs ou les plus dévoués, qu’il avait le droit de se croire un habile séducteur. La fatuité des hommes n’est en général qu’un vice de réflexion, c’est la sottise des femmes qui la leur donne. Or, Luizzi se laissa aller à regarder si attentivement cette femme posée devant lui, qu’elle baissa les yeux avec embarras, et lui dit doucement :

— Monsieur le baron, vous êtes venu, je crois, pour me proposer un marché de laines ?

— À vous ? non, Madame, répondit Luizzi. J’étais venu pour voir M. Dilois. Avec lui j’aurais essayé de parler chiffres et calculs, quoique je m’y entende fort peu ; mais je crains qu’avec vous un pareil marché…

— J’ai la procuration de mon mari, repartit madame Dilois avec un sourire qui achevait la phrase de Luizzi, le marché sera bon.

— Pour qui, Madame ?