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des fournisseurs, ou quelques chevaliers de Saint-Louis, aussi nobles que râpés, qui l’accompagnaient au spectacle et lui donnaient le bras dans les promenades. Elle entendit parler de Béru, violon à douze cents francs d’appointements, que tous les grands seigneurs connaissaient de longue date parce qu’il allait faire quelquefois sa partie dans les orchestres de leurs petites maisons. La Finon pensa que cet homme n’apporterait pas dans la sienne une figure avec laquelle il fallût faire connaissance et qui pût déplaire, et que, pour peu qu’il eût le caractère bien fait, on pouvait s’entendre avec lui. Elle fit avertir M. Béru de venir chez elle. Dès la première entrevue, elle jugea que cet homme lui convenait sous tous les rapports. Il reçut avec une indifférence sublime toutes les plaisanteries qu’on voulut bien faire sur sa personne et sur sa figure. Il mangea et but avec une intrépidité que rien ne put détourner, et, à la fin du souper, il était assez ivre pour qu’on fût obligé de le coucher.

Un jour après, M. Béru était marié. Ce grand événement ne toucha guère qu’à son extérieur. Sa femme lui donna un tailleur et un perruquier, et lui laissa ses douze cents francs d’appointements pour en faire tel usage qu’il voudrait. Une fois l’hymen conclu, les choses continuèrent comme devant : la maison resta le rendez-vous des femmes à la mode et des hommes les plus riches et les mieux nés, et M. Béru alla jouer du violon à l’Opéra les jours d’Opéra, et passer sa soirée au café Procope quand il y avait relâche. Jamais il ne répondit à aucune des plaisanteries que ses camarades lui adressèrent à propos de sa femme ; jamais il ne donna à ses envieux la joie d’avoir l’air de les comprendre, et il continua avec un flegme sublime à s’enivrer et à jouer du violon. Au bout de quelques mois, son inertie avait usé la verve des plus moqueurs, et c’est tout au plus s’ils retrouvèrent quelques épigrammes lorsque, un an après son mariage, Béru fut déclaré le père légal d’une petite fille qui venait de naître. À ce propos, on afficha sur le tuyau du poêle du café Procope une épigramme ainsi conçue :


Hier la Béru dit, d’un air triomphant,
À son mari : « Vous avez un enfant !
« — Un enfant, moi ! lui repart le bonhomme,
« Et pourrait-on savoir comme il se nomme ?
« — Béru, Monsieur, comme vous, c’est la loi.