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coin avait refusé de la retaper convenablement. Béru disait franchement : « Je suis le premier violon de mon temps ; » mais il eût regardé avec des yeux d’idiot quiconque lui aurait dit : « Tu es un de ces êtres passionnés, à qui Dieu a confié un des mots du grand mystère ! Et quand ce mot harmonieux chante et pleure sur ta corde obéissante et esclave, les hommes t’écoutent avec étonnement et les femmes rêvent dans leurs cœurs, car tu éveilles alors un de ces échos éternels qui murmurent en nous toutes les fois que le génie, cette voix du ciel exilée sur la terre, nous parle un langage qui nous ravit sans que nous puissions le comprendre. » Si on eût dit cela à Béru, il n’eût point compris du tout. Cependant, pour n’avoir pas fait de son talent le Pylade métaphysique et imaginaire d’un Oreste vivant et ennuyé, comme nos jeunes artistes sont aujourd’hui, Béru n’avait pas moins une grande conscience de son mérite. Dès qu’on parlait musique, il devenait chaud parleur, éloquent, colère, tranchant, impitoyable. Béru, grand Glukiste, traitait Piccini de drôle, de malhonnête homme, de gredin, de voleur : il avait toutes les extravagances de la passion musicale. C’était un véritable et grand musicien, et la plus grande preuve que je puisse en donner, c’est que son talent avait résisté au succès après avoir résisté à la misère.

Vers 1770, Béru s’était marié. Il avait épousé mademoiselle Finon, la maîtresse d’une maison où les jeunes seigneurs de la cour avaient l’habitude d’aller souper et jouer. La Finon était, à cette époque, une femme de trente ans, pour qui avoir grand monde, table ouverte et riche toilette, était la vie par excellence : in principio, elle avait fait servir sa beauté personnelle à se procurer tous ces agréments. Puis, en femme d’esprit qui sait se résigner, elle avait spéculé sur la beauté des autres pour continuer un état de maison dont sa personne ne pouvait plus faire la dépense. Cependant elle avait cru prudent, afin que sa maison n’attirât point trop les regards de M. le lieutenant de police, de prendre un mari qui lui donnât un état avoué. Le choix était difficile. Il fallait un homme qui non-seulement acceptât la position gênante de la maison, mais encore qui ne s’effarouchât point des galanteries personnelles de la maîtresse du lieu ; car, si la Finon n’était plus la déesse des vieux traitants et des jeunes marquis, elle savait encore se ménager par ci par là quelques bons gros sous-fermiers qui payaient les mémoires